Lorsque Napoléon et Paul 1er de Russie se préparaient à envahir l’Afghanistan ...
Par Annie Krieger-Krynicki
Version intégrale d'un article publié en Janvier 1997; complétée ,par une
conférence le 24 Mars 2012 à l'Assemblée Nationale pour l'association Souvenir
des Dardanelles et du Front d'Orient
En septembre 1996, la prise de Kaboul, après d'autres villes-clefs
d'Afghanistan, par les Talibans, rigoureux sunnites, appartenant à l'ethnie"
pashtou" numériquement dominante, a suscité la réaction immédiate et violente du
général Alexandre Lebed, secrétaire du Conseil de Sécurité militaire de Russie.
Il jugeait que "son pays devait aider moralement et matériellement ceux qui
s'opposent aux Talibans". ces étudiants -soldats islamiques.
L'invasion soviétique du 27 décembre 1979 était déjà une réponse à l'appel d'un
"gouvernement ami", celui de Babrak Karmal qui réclamait l'appui du " parti
frère ".
Mais la prise de Kaboul ne signifiait aucunement que les soviétiques tinssent le
terrain et les Moujahiddines s'organisèrent sous la l'autorité de chefs de
guerre : Massoud pour l'ethnie tadjik, Gulbuddin Heykmatyar le Pashtou, aidé par
le Pakistan, Rashid Dostum, l'Ouzbeck ainsi que Karim Kalili, chef chiite du
clan Hazara.
Ils faisaient ou défaisaient des alliances, rythmées par les assauts à la
roquette ou au kalachnikov, les marches et les contre-marches, la guerre faisant
de Kaboul et du pays un vaste champs de ruines.
En avril 1992, sonna le glas des espoirs russes de s'implanter dans la région et
s'amorça le retrait des troupes d'occupation. Mais sous l'autorité du nouveau
président Rabbani, la paix n'en était par pour autant revenue dans l'ancien
royaume de Zaher Shah qui a gardé des partisans nostalgiques de son règne depuis
qu’il fut détrôné par son cousin Daoud. Celui-ci, prince-président en 1973, fut
assassiné en 1978 après avoir imposé une constitution républicaine. Son
successeur eut un mandat éphémère puis Karmal auquel succéda Amin Najibullah,
ouvrit la porte aux Russes qui guettaient depuis longtemps l'opportunité de se
glisser dans le sub-continent: on était passé " du neutralisme au non-alignement
positif" selon l'expression des gouvernants afghans. L'ours russe, abattant sa
patte sur la fourmilière, avait pour longtemps détruit le fragile édifice
clanique et néo- féodal. Mais il devrait aussi panser sa" plaie sanglante",
entretenue par des années de combats, comme le déplorait M. Gorbatchev en 1989.
Tant d'échecs et de pertes humaines ne suffisaient cependant pas à calmer le
bouillant Jirinovski, candidat, en 1995, à la présidence de la Russie:
"Je rêve que les soldats russes trempent leurs pieds dans les eaux chaudes de
l'Océan Indien et portent pour toujours leurs uniformes d'été " !
L’Afghanistan austère, montagneux et peu fertile , n'est en effet que le passage
obligé vers les eaux libres et les richesses du sub-continent. L'URSS ne voulait
pas, ainsi qu'on l'a prétendu, contenir seulement une expansion islamiste
menaçante pour l'Inde, sa plus fidèle alliée.
Du reste les dissensions attisées au Balouchistan, province du Pakistan,
prouvaient ce projet de déstabilisation de ce pays , attaché aux alliances
occidentales et cette croisade communiste, réclamée par B Karmal, cachait la
convoitise des Soviétiques: le Pakistan était l'ultime verrou du Golfe Persique.
La prise ultime de son port de Karachi leur ouvrirait l'accès aux champs
pétrolifères. Le général K.M Arif, chef de l'état-major, adjoint du président
Zia Ul Haq, dans un livre récent de 1996 " Working with Zia;Pakistan's Power
politics" (1977-1998) en remontant au 19ème siècle, explique la nature des
convoitises russes.
Il est formel sur ce point: la nécessité d'accès aux mers libres pour un pays,
bloqué par les glace, s'est renforcée dans les temps modernes d'un appétit
évident pour les ressources énergétiques vitales.
De même, on constate que les Républiques d' Asie Centrale, voisines de
l'Afghanistan et si riches en gaz et en or noir ne sauraient non plus basculer,
dans l'esprit des actuels dirigeants de la Russie, hors de leur mouvance.
L'invasion soviétique de 1979 et les récentes menaces d'intervention russe ne
sont que l'aboutissement et la concrétisation du rêve formulé par Pierre Ier,
repris en 1800 par Paul Ier, fils de la Grande Catherine et attisé par Napoléon
.
1) La nostalgie de Byzance et la tentation des Indes
Un Testament, attribué à Pierre le Grand, contient le projet. Le texte était-il
authentique ou apocryphe et forgé par le troublant chevalier d'Eon, en mission à
Saint-Pétersbourg? Les doutes subsistent car il n'en existe qu'une copie
française. Toutefois ce Testament résume parfaitement la politique poursuivie
par le cabinet russe au cours du 18ème siècle.
Son point "8" propose la conquête du Levant " afin de disposer exclusivement du
commerce des Indes". Un autre "point " fait du souverain russe, le maître de
l'Europe grâce à une politique matrimoniale avec des princesses allemandes et un
partage des forces entre la France et l’Autriche. Dans ce dessein, il conviendra
de susciter des émeutes religieuses en Turquie et en Pologne pour que la Russie
s'infiltre jusqu'à Constantinople en faisant sauter le maillon fragile de
l'empire ottoman : l’Egypte A cette lecture on peut se demander si la France
souhaitait faire de ce texte un instrument de propagande ou de menaces contre la
Russie en le divulguant ou si elle n'avait pas l'intention de s'associer au
projet, s'il était authentique ?
Leibnitz, déjà avait curieusement joué les tentateurs, allant, dans le même
sens, jusqu'à proposer à Louis XIV, le 20 janvier 1672,son " Consilium égyptien
", afin de forger un front commun contre les "Barbares" et de ruiner le commerce
hollandais en Inde .
A cette époque, la concurrence hollandaise menaçait le monopole dont les
Portugais avaient été investis dans cette région du monde par une bulle du Pape
Alexandre VI Borgia. Implantés à Goa, Hoogli et dans le Bengale , ils s'étaient
fait détester par leur rapacité, les conversions forcées, l'enlèvement
d'esclaves indiens et l'introduction de l'Inquisition. Les Hollandais bien
accueillis, implantèrent des manufactures de soie et exportèrent leurs produits.
Leibnitz, par cette proposition alléchante, espérait faire coup double:
détourner le souverain français de ses conquêtes européennes et ruiner la
Hollande hérétique que Louis XIV qu'il appelait le "Mars du christianisme "
détestait autant que lui. Il insinua que la conquête de l'Orient tout entier
serait plus facile si la France possédait l'Egypte car elle pourrait ensuite
étendre "sa domination sur l'Inde orientale où il y avait plus de richesses que
dans les Amériques". Le philosophe déconseillait l'expédition maritime vouée à
l'échec , ce que le général Bonaparte aurait dû méditer. L'imagination de
Leibnitz l'entraîna même à souhaiter une "jonction entre la France et la
Moscovie"! Louis XIV fit accuser poliment réception du " Consilium" qui fut
enseveli dans les archives pendant plus d'un siècle.
Après la Révolution, le dossier réapparut sur le bureau d'un membre du
Directoire. Le général Bonaparte, familier de Barras, en eut connaissance.
C'était le temps où il enrageait de laisser son épée rouiller au fourreau alors
qu'Alexandre, à son âge, avait conquis la Sogdiane, la Bactriane et franchi l'
Indus. " L’Europe, écrira t-il, à Sainte-Hélène , ne m'offrait rien. J'imaginais
l'expédition d’Égypte. La France y gagnerait des avantages incalculables ". Il
détourna donc le Directoire de son projet d'invasion de l'Angleterre par le
Pas-de-Calais et il y substitua le projet égyptien: "A partir de cette
implantation sur le Nil, les Français , évincés au 18ème siècle des Indes et de
Ceylan par la Compagnie des Indes britanniques, y reprendraient pied", avec
l'aide d'un nabab local, Tippu Sahib qui harcelait les Anglais .
A Aboukir, les boulets de l'amiral Nelson fracassèrent le rêve oriental de
Bonaparte qui se souvint peut-être de l'avertissement de Leibnitz: "J'ai commis
une grande erreur : envahir l’Égypte".
La voie maritime était fermée à la France mais il échafauda d'autres projets:
reprendre Constantinople aux Turc avec l'aide des chrétiens grecs, prendre l'
Europe à revers ou s'élancer vers les Indes ... Dans ses Mémoires, l'homme
d'État Mathieu Molé raconte que Bonaparte conçut "l'audacieux projet de reporter
la civilisation à son berceau, de détruire la puissance anglaise dans l'Inde et
de revenir en Europe par Constantinople lorsque l'Afrique et l'Asie seraient
sous ses lois". L'idée en aurait été élaborée sous sa tente durant la campagne
d'Italie. Or ces rêves qui peuvent paraître fabuleux, voire extravagants, du
Slave et du Français, ont fini par se rejoindre et recevoir un commencement
d'exécution .
2) Les préliminaires diplomatiques de l'alliance franco- russe
Une telle alliance entre l'héritier de la Révolution français et Paul Ier qui
écumait de rage à sa seule évocation, semblait pourtant contre-nature et
inimaginable. Le tsar ne pardonnait pas aux Français la prise de Malte . Il
s'était aussitôt proclamé le protecteur et le Grand- maître de l'Ordre , ce qui
était étrange pour un souverain orthodoxe.
Il est vrai que les chevaliers possédaient d'importants domaines dans la partie
de la Pologne annexée à l’Empire russe ...Il déclara la guerre à la France et
mobilisa contre elle deux armées en Italie et en Hollande. Souvarov fut battu
tandis que l'Angleterre en profitait pour prendre Malte à la fureur du tsar.
Pour se venger de la trahison de son alliée, il se tourna vers son ancien
ennemi, Napoléon et la machination orientale reparut sur le tapis des
négociations .A qui l'initiative revint-elle? Waliszewski, auteur en 1912,d'une
biographie assez malveillante à l'égard de Paul Ier, prétendit que l'idée
appartint au Premier Consul. Il avait fait ouvrir le dossier poudreux que Necker
en 1776, avait déjà prudemment refermé, le jugeant trop onéreux.
Mais Louis XVI avait, en 1782, envisagé la destruction de Bombay (dot indienne
de la princesse du Portugal mariée à Charles II d' Angleterre) . En 1799,
Talleyrand aurait même reçu le mémoire d'un Alsacien, Nagel, familier de la Cour
de Russie et marié à l'institutrice des grandes-duchesses, filles de Paul Ier .
Attentif à protéger l'Angleterre, Talleyrand l'avait écarté. Mais, en juin 1801,
selon un diplomate prussien à Paris, le marquis Lucchesini, le Premier Consul
aurait étudié sérieusement le projet, collectant les renseignements et
consultant des cartes.
Avertie, l' Angleterre, confiante en la solidité de son alliance avec la Russie,
ne s'émut pas pour autant .
3) Le projet d'invasion franco- russe des Indes par l' Afghanistan.
Bonaparte l'avait certainement déjà à l'esprit lorsqu’il eut l'élégance de
renvoyer au tsar, en mai 1800, 6000 prisonniers russes de l'armée défaite. Il ne
demanda ni rançon ni contrepartie. Machiavélique, il s'engagea à rendre à Paul
Ier, l'île de Malte pour gage de la paix dès qu'il apprit par ses espions sa
reddition aux Anglais!
D'autre part cette entreprise de séduction politique fut menée sur un autre
terrain, avec des péripéties digne d'un roman d'espionnage ou d'aventures. Ses
agents à Hambourg recrutèrent une actrice mariée à un Conventionnel repenti.
L'époux, berné ou complaisant, la conduisit à Saint-Pétersbourg. Sa beauté fit
sensation ainsi que son talent. Elle eut surtout celui de séduire et de gagner à
la cause française un baron Kutaïsov. Anobli et fait Grand écuyer de l’Ordre de
Malte, ce barbier turc de Paul 1er, était son conseiller intime.
Plus officiellement , Talleyrand proposait au Comte Rostopchine, moins
anglophile que le Comte Panine, vice- chancelier de Russie, le partage de la
Turquie. La Russie prendrait la Roumélie, la Bulgarie et la Moldavie, renforçant
sa puissance dans les Balkans, l'Autriche aurait la Bosnie la Serbie et la
Valachie, la France se réservant l'Egypte, la Grèce et quelques îles. Les
chancelleries occupées à en débattre à l'insu de la soupçonneuse Angleterre,
Paul Ier précipita les évènements en enjoignant au commandant des Cosaques du
Don, Orlov, de concentrer ses troupes à Orenburg puis de marcher sur les oasis
d'Asie Centrale, Khiva et Boukhara. Le même historien du tsar, prétend
qu'imprudemment Paul Ier n'avait conclu aucun accord avec les émirs de ces états
pour assurer le passage des ses troupes. Les cartes d'état-major s'arrêtaient à
Khiva. Aucun travail préparatoire n'aurait été fait concernant l'intendance et
la logistique d'une telle expédition.
En ordonnant à Orlov de pousser "jusqu'au Gange en occupant la Boukharie afin
qu'elle ne tombe pas aux mains des Chinois", Paul Ier aurait agi en
"irresponsable" alors qu'on peut le trouver aujourd’hui visionnaire. Jugé à demi
fou par Waliszewski, il se serait" déja vu en possession de toutes les richesses
du Bengale." Car en 1801, il n'aurait plus été en état d'agir et de penser
sainement et guerroyait avec une armée de papier. Aucune coordination non plus
n'aurait été établie entre Bonaparte, le réaliste minutieux et le souverain
slave à l'esprit dérangé. Pourtant il se contredit, en ajoutant que le Premier
Consul, pressé de conclure un accord avec le tsar, avait accepté toutes ses
propositions, dont une attaque de l'Angleterre par le territoire de la Belgique
pourvu que Russes et Français s'associent à une tentative " sur la Côte de
l’Inde" .( sic )
D'ailleurs les langues des diplomates allaient bon train. Un espion, informé par
un agent de Bagdad, avait même averti l'ambassadeur de Grande- Bretagne à
Constantinople, de ces visées sur l'Inde. En mai 1801, un homme d'Etat
britannique prévoyait que la Russie tenterait de s'emparer de l' empire turc et
la France de l' Egypte et de " nos possessions de l' East India" .
4) Le plan commun d'invasion
Il fut publié, en 1864 dans une annexe au mémoire de Leibnitz sur l'Égypte,
commenté et préfacé par un certain M de Hoffmanns. Le document contient le
périple des deux armées : 35 000 hommes pour le contingent français, autant,
dont 10 000 cosaques, pour la Russie. Les premiers, détachés de l'armée du Rhin,
se dirigeraient vers la Roumanie actuelle, descendant le Danube jusqu'à la mer
Noire. Transbordés sur des bateaux russes, ils atteindraient, au bord de la Mer
d' Azov Taganrog , fondée en 1698, près de Rostov, sur les anciens Marais
Méotides, pour garder l'embouchure du Don. De là, l'armée gagnerait Tsarytzin où
selon la légende, Alexandre Ier mourut des fièvres ou du remord d'avoir laissé
assassiner son père Paul Ier.(Ce noeud stratégique, annexé en 1580, par les
Russes, passera à l'histoire sous le nom de Stalingrad ). Le périple devait
durer 120 jours.
De leur côté, les forces russes, renforcées par les Cosaques du Don, après la
traversée de la Volga, se rassembleraient au port d'Astrakan. Cette ville qui
dépendait d'un Khan, aimantait les commerçants de Kiev, de Nijni-Novgorod et
d'Asie centrale vers son bazar à la fois russe, hindou et asiatique. De cette
petite île de l'archipel de la Volga, on touchait, disaient les voyageurs, de la
main droite aux Cosaques du Don, de la main gauche à ceux de l'Oural et l'on
portait son regard sur l'immense steppe des Tatars kirghizes. Mais la ville
n'était plus que l'ombre d'elle même depuis que l'Angleterre en avait détourné
les tissus de l'Inde, les attirant vers Trébizonde, ce qui explique les griefs
de Paul Ier et justifie aussi l'expédition .
Embarqués sur des navires marchands, les Russes traverseraient la Caspienne et
en 10 jour, atteindraient en Perse, Astrabad, réputée pour ses pêcheries et ses
étoffes et située à 130 km de Téhéran.
Les deux armées alliées y opéreraient leur jonction, marcheraient sur Mashad,
Hérat jusqu'à Kandahar, la forteresse charnière, disputée ente les Perses et les
souverains Moghols depuis le 16ème siècle. Ses portes s'ouvriraient enfin sur
les Indes , accessibles en 45 jours.
D'après les estimations françaises, l'expédition n'excéderait pas cinq mois Tous
les moyens d'exécution avaient été minutieusement précisés depuis les provisions
de biscuit jusqu'aux selles des chevaux achetées aux Cosaques du Don ! Les
étapes seraient préparées par des commissaires aux armées depuis Taganrog
jusqu'à Tsarytzin. A Astrabad de Perse seraient rassemblées les munitions,
fournies par les arsenaux de Kazan et de Saratog, "La montagne sacrée ", sur la
rive droite de la Volga. Cette ville, fondée en 1600, était un centre de
pêcheries et de commerce de céréales, donc d'approvisionnement pour l'armée. Des
Allemands industrieux travaillaient dans ses arsenaux et fabriqueraient des
armes supplémentaires. L'artillerie, les chevaux de trait, de selle, les
voitures et tout le nécessaire d'un campement seraient rassemblés à Saratoga.
Les uniformes militaires seraient achetés à Tsarytzin à une colonie
d'Évangélistes saxons ainsi que la pharmacie qui faisait leur renom. Les
magasins de riz , de pois, farine , bœuf séché ou salé, eau-de-vie et vin
seraient garnis par les Russes jusqu'au débarquement en Perse. Les pays
traversés fourniraient le fourrage et l'orge, Astrakhan , l'avoine .
Comme pour l'expédition d’Égypte, un corps choisi de savants et d'artistes en
"tout genre " étudierait le pays et reproduirait les paysages, les villes et les
ruines! Les cartes leurs seraient confiées ainsi que les plans , les mémoires et
les ouvrages sur les régions parcourues. Des topographes lèveraient des plans au
fur et à mesure de l'avance militaire. Des acrobates et des artificiers étaient
prévus afin d'impressionner les populations ou de permettre le franchissement
des passages difficiles. Des commissaires aux vivres et aux armées parleraient
aux habitants des villages et expliqueraient "aux khans et autres petits
despotes " le but l'expédition : les délivrer " de l'asservissement et
affranchir l' Inde du joug tyrannique et barbare des Anglais."Il était
recommandé aux troupes d'être respectueuses des mœurs et des biens des
habitants. Afin de s'assurer les bonnes grâces des "despotes" locaux, les chefs
de l'expédition française leur offriraient des pendules et des montres, des
draps aux "couleurs préférées des Français", des soies de Lyon et des tapis des
Gobelins. On peut douter cependant que les miroirs et les Sèvres fussent arrivés
intacts au terme de cette longue marche ! Il conviendrait, en tous cas, de les
offrir "avec la grâce et l'amabilité qui sont si naturelles aux Français afin de
leur donner une idée de la magnificence de l'industrie et de la puissance de la
Nation".
Ces gestes devraient "ouvrir une branche importante du commerce ". Ce qui est
d'ailleurs une conception très actuelle des débouchés extérieurs. Une poste aux
armées était prévue à chaque ville d'étape et relaierait l'expédition aux
centres vitaux de la Russie.
Ce plan porte la marque de la minutie de Bonaparte. On croirait lire la
description de l'expédition d'Egypte ou de la campagne d'Italie. On va même
jusqu'à comparer la largeur du Don à traverser en bateau à celle de la Seine !
Le style est imprégné de la phraséologie usitée dans les proclamations destinées
aux armées ou dans les discours révolutionnaires et il était jugé propre à
émouvoir les populations conquises ou plutôt délivrées. Les objections du
Premier Consul étaient annexées au plan. Il s'inquiétait en particulier des
bateaux que Paul 1er mettrait à sa disposition et de la protection de son armée
face aux Ottomans. L'énormité des distances ne fut pas jugée un obstacle: Nadir
Shah de Perse, n'avait-il pas, après sa conquête de Delhi sur les Moghols, en
1704, accompli le même trajet, en sens inverse, par Kandahahar, Mashad et
Astrabad. Ce qu'une " horde asiatique ", chargée de dépouilles (dont fameux
trône du Paon) avait réalisé, était possible pour une armée moderne et organisée
méthodiquement.
La précision des données, la minutie, le souci d'information , les manœuvres des
diplomates et des espions démontrent l'existence de consultations réciproques.
Mais reste posée, sinon la véracité des faits, du moins la valeur des données
fournies par le document.
5) Un document apocryphe ou authentique?
Cette affaire orientale a été passée sous silence par des acteurs essentiels de
l'époque comme Talleyrand mais il avait aussi de bonnes raisons pour rester
discret car il ne cachait pas sa sympathie pour l'Angleterre.
En revanche, le comte Molé est sans équivoque ainsi que Thiers ou les auteurs de
"L'histoire des Romanov":V.V Funk et B Nozarevski parlent "d'une invasion des
Cosaques du Don marchant sur Khiva pour pénétrer dans les Indes ".
Dans une " Histoire de Russie " de 1949, G Welter reconnait l'existence de
pourparlers avec Bonaparte en vue de l'invasion des Indes anglaises : jonction
faite avec les cosaques, l'armée française aurait marché vers le Turkestan.
Hoffmanns, préfacier du mémoire de Leibnitz, ajoute au plan d'invasion, le
commentaire suivant: " Comme je ne veux abuser personne sur la provenance de mes
matériaux ni compromettre par mon silence d'honorables amis, je crois de mon
devoir de déclarer ici que je ne dois qu'à mes propres recherches, la
connaissance et la possession des documents que je publie " . Souvent la
fiabilité d'un document dépend de celle de ses détenteurs.
Qui était donc ce monsieur de Hoffmanns ou von Hoffmanns, si sûr de sa
trouvaille? Chercheur inlassable et sérieux , il avait publié des travaux sur
les affaires étrangères, dont un Guide diplomatique en 1837 et des "Conseils à
de jeunes diplomates" en 1840. En 1842 , il avait publié les discours du
cardinal Maury, prononcés à la Constituante en 1792 C'est son intérêt pour un
auteur portugais qui peut donner la clef de ses sources. Versé dans les
relations entre l’Angleterre et le Portugal, il avait collaboré à la biographie
de Sylvestre Pineiro- Ferreira (1769-1846). Religieux défroqué , ce professeur
de l’université de Coïmbra avait été contraint de démissionner en 1797 pour sa
diffusion de doctrines socialistes . Mais de 1821 à 1824 , il était devenu
ministre des Affaires jusqu'à son exil à Paris où il vécut jusqu'en 1843, nouant
des relations avec M de Hoffmanns. Le Portugal ayant été l'allé indéfectible de
l'Angleterre tout au long de la période napoléonienne, on peut penser que
l’homme d'Etat avait communiqué au chercheur ses documents les plus secrets et
les confidentiels. D'ailleurs l'originalité et la valeur du plan fascinèrent
l'orientaliste Dubois de Jancigny au point qu'il le publia, en 1845, en annexe
de son ouvrage sur l'Inde ancienne et moderne.
A cette époque Adolphe -Philibert Dubois, né à Jancigny, comme son père Jean-
Baptiste, célèbre savant et administrateur (1713-1808), fit paraître" L'Inde ,
religion et mœurs" dans la collection "l'Univers" destinée à un communication
facile mais de très haut niveau . Ce diplomate qui suivit les campagnes de
Napoléon, réduit à la demi-solde, devint l'aide de camp du souverain de l'Oudh,
Nasser Uddin Hyder, de 1834 à 1837, s'efforçant d'obtenir pour lui, la
protection du gouvernement français contre les Anglais qui s'étaient déjà emparé
de Lucknow, tout proche.
En 1840 jetant son masque ambigu, il fut rattaché officiellement au Quai d'
Orsay, écrivant dans la Revue des Deux-Mondes des articles sur les Indes
anglaises et sur l'Afghanistan , mettant à profit sa connaissance personnelle du
terrain et son approche des archives diplomatiques. Toujours amoureux de l'Inde,
il revint mourir, en 1860, dans un comptoir français, Chandernagor.
Il était donc à même d'apprécier la valeur du document révélé par M de Hoffmanns
et de s'en faire l'écho. Ce dernier, en dépit de sa prudence n'hésita pas
d'ailleurs à écrire, en 1840: "L'attentat contre le Premier Consul du 24
décembre 1800 et la mort tragique de Paul 1er le 24 mars 1801, furent les justes
effets du projet d'expédition de l’Inde. On sait d'où sont partis les coups".
Certes le complot du royaliste Cadoudal fut un échec mais la mort prématurée du
tsar arrêta net les prémisses de l'invasion.
5 "Crazy Paul" et la "perfide Albion"
Une caricature anglaise contemporaine représentait Paul Ier sous la peau d'un
ours que Bonaparte faisait danser, au bout d'une chaîne, sur l'air d'une ballade
célèbre "Tune of Crazy Jane" : " The Gallic pest contagious / stole the wits of
Crazy Paul: Can a monstruous Russian ruler / Draw the fleet of France from Brest
" ?
La folie de Paul 1er, pour ses courtisans anglophiles et les Anglais, aurait en
effet dépassé les bornes du supportable. Les extravagances de Pierre le Grand
auraient été bagatelles à côté de ses lubies lorsqu'il faisait arrêter par
caprice ou pour un motif futile, un officier ou bastonner un soldat ahuri .
Ce maniaque imposait aux troupes, comme l'avait fait son père officiel Pierre
II, des revues fastidieuses et tatillonnes.
Mais était-il paranoïaque ou lucide lorsqu'il prévoyait son assassinat par ses
proches et même son fils Constantin ? Reste que le projet vilipendé n'avait pas
émergé du cerveau d'un "fou dégénéré" mais venait d'un "ami", Napoléon
Bonaparte. Selon le comte de Las Cases, dans son Mémorial de Sainte Hélène,
l'empereur lui confia que lui et Paul 1er avaient été "au mieux ensemble. Lors
de la catastrophe , il complotait une expédition aux Indes et il l'eut
certainement porté à l'exécuter ." Paul 1er lui avait écrit "souvent et fort
long". Poursuivant une politique différente de celle du Directoire, trop passif
à l'égard de l'Angleterre, il souhaitait utiliser les troupes russes. Paul 1er
avait déjà donné l'ordre de diriger sur "la frontière hindoue ( sic ) un corps
de 25 000 cosaques plus que suffisant pour anéantir le faible détachement
anglais aux Indes". Il pensait que cet ordre fatal du tsar avait hâté sa fin .
La coupe était pleine pour les anglophiles de sa Cour. Un nid de conspirateurs
se blottit dans le salon d'Olga Zherbstsova, sœur du fameux Platon Zoubov qui
remâchait sa rancune. Ancien favori de Catherine II, il avait été banni de la
Cour en 1796, par le fils jaloux dès son avènement. Ame du complot, il recruta
ses deux frères et le comte Pahlen, "froid comme la glace, perfide et féroce",
indispensable car en tant que gouverneur militaire de la capitale, il tenait la
Garde. Son adhésion prouve le caractère de haute politique de la machination car
il devait tout à l'empereur qui avait fait un comte de cet obscur Livonien et il
ne pouvait partager la rancune des Zoubov. Il entraîna aussi le comte Nikita
Panine, amateur de spiritisme et qui refusait de négocier avec la France, si la
monarchie n'y était pas rétablie. Ce dernier se posait en adversaire du Grand
Maréchal de la Cour Rostopchine, Ministre des Affaires Étrangères, qui tenait la
balance égale entre la France et l'Angleterre.
Pour son malheur, l'inconscient Paul 1er destitua ce ministre et le remplaça par
l'inquiétant Comte Pahlen.
Un aventurier , d'origine napolitaine et espagnole, l'amiral Joseph Ribeira,
rejoignit la cabale. Le gouvernement anglais ne pouvait rien ignorer car son
ambassadeur, Charles Whitworth, était l'amant en titre d'Olga Zherbstsova. En
fut-il pour autant l'instigateur? Le même historien de Paul 1er admet qu'il
"avait pu témoigner quelque sympathie et penchant et donné quelques
encouragements, mais c'est tout" ! (L'ambassadeur prudemment quitta la capitale
en 1800 et ne voulut jamais y revenir). On murmura à la Cour qu'il avait
distribué des fonds secrets avant son départ et le Comte Tolstoi parla crûment
de l'or anglais en rouleaux, amoncelés sur la table du Comte Pahlen et que les
Zoubov maniaient à pleines mains . Le Comte Pahlen , dans un bain de vapeur ,
prévenait discrètement le Grand-duc Alexandre de la nécessité de pousser le tsar
à l'abdication. Tandis que le Comte Bennigsen, un général d'origine hanovrienne,
favori pourtant de Paul 1er, participait à la conjuration, la princesse de
Lieven, épouse du ministre de la Guerre qui contrôlait l'expédition et future
égérie de la Sainte-Alliance, faisait répandre le bruit que l'ataman Orlov avait
pris, avec des obusiers et des canonniers, le chemin de l'Inde avec l'ordre de
massacrer toutes les tribus cosaques du Don. Une partie de son armée avait
failli se noyer dans la Volga et Orlov aurait perdu presque tous ses chevaux et
vidé son trésor avant d'arriver à Tsarytzin. Tous les anglophiles de la Cour
tendaient à accréditer la folie furieuse du tsar et s'écriaient: " cela ne peut
durer!"
La nuit du 23 mars 1801, conduits par Platon Zoubov, les conjurés pénétrèrent
dans le palais Michel. Le tsar soupçonneux avait cerné ses murailles couleur de
sang caillé, de douves et de fortes murailles. Pahlen les fit cerner par sa
Garde. Mais ils n'eurent pas besoin de forcer les défenses qui s'abaissèrent
devant les deux dignitaires, Pahlen et Panine, précédés de l'ancien ambassadeur
de Russie à Vienne, à Razumowski, en grand uniforme de Cour . L'empereur comprit
aussitôt. Il tenta de se cacher derrière un paravent, frêle rempart de soie
tendue entre deux colonnades d'ivoire, tournées par l'impératrice, et conservé
au palais Pavlosk. Nicola Zoubov le frappa d'une tabatière d'or ou, plus
vraisemblablement, cogna sa tête contre le marbre de la cheminée. Dans
l'obscurité de sa chambre, où la lampe fut renversée, le tsar se débattit et,
comble de l'horreur, crut reconnaître un de ses fils dans l'assassin qui
l'étranglait d'une écharpe de soie: il supplia Constantin de l'épargner. Les
conjurés allèrent chercher Alexandre qui attendait l'issue de l'entrevue et
voulait croire au mensonge de l'abdication. Le comte Pahlen lui lança
cyniquement:" On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs "! La nouvelle de la
mort de Paul Ier, d'une" apoplexie foudroyante ", fit l'effet en France d'un
véritable coup de tonnerre. Napoléon la reçut de la bouche de Talleyrand en
poussant un cri de désespoir." Le " Moniteur" écrivit que l'histoire nous
apprendra les connections entre la mort de Paul 1er et l'envoi de l'escadre
anglaise dans le Sund" à l'entrée des pays nordiques .
Le premier acte du nouvel empereur qui "marchait, écrivit une correspondante de
Fouché, précédé des assassins de son grand- père, suivi des assassins de son
père et entouré des siens " fut de rappeler à Saint - Pétersbourg l'ataman
Orlov. Le lendemain, des instructions étaient données pour la réconciliation de
la Russie avec l'Angleterre...
"Si Paul 1er avait vécu, vous auriez perdu l'Inde" disait Napoléon à son geôlier
de Sainte - Hélène. Nostalgique, il songeait, tout éveillé, "J'aurais atteint
Constantinople et les Indes. J'eusse changé la face du monde."
Toujours d'après Las Cases, il chargea formellement le cabinet anglais de
l'assassinat qui permit à son pays de s'emparer de toutes les Indes." Longtemps
j'ai rêvé d'une expédition décisive sur l' Inde et j'ai été constamment déjoué
".
IL semble en effet qu'il ait persévéré. Alexandre Dumas dans son" Voyage en
Russie " de 1858, prétend qu'il aurait ressorti le vieux projet à Erfurt,
exerçant sa séduction sur Alexandre 1er, "ce Grec du Bas-Empire", dans l'esprit
duquel il souhait réveiller la nostalgie de Byzance. Selon lui, Napoléon voulait
être le maître du Danube jusqu'à la Mer Noire. Alexandre Ier devait embarquer 40
000 hommes sur la Volga, leur faisant traverser la Caspienne et les débarquant à
Astrabad. Napoléon en réunirait 40 000 sur le Danube, pour traverser la Mer
Noire jusqu'à un port entre le Don et la Volga . "A Tzaritzin sur la Volga
Napoléon se mettrait à leur tête et comme cet autre Macédonien, (Alexandre le
Grand) accomplirait sa conquête de l'Inde. Voyez donc où en serait
l'Angleterre?"
Alexandre Dumas avait-il eut vent en Russie du dessein initial et confondu les
dates, reportant la proposition de 1800 à l'entrevue sur le Niemen entre
l'empereur des Français et du fils de Paul Ier. Ou bien Napoléon se serait-il
entêté ?
Une fois encore, l'Angleterre fit brouiller les cartes par l'ingénieux
Talleyrand. Mais rendus prudents devant les visées expansionnistes des Russes,
les Anglais ne pouvant, d'autre part, vaincre la résistance afghane, imaginèrent
un état - tampon entre leurs Indes et la Russie, l'Afghanistan.
Car Dubois de Jancigny prophétisa que les Russes guetteraient toujours l'instant
propice pour attaquer et que l'invasion s'accomplirait lorsque les moyens de
communication entre leur pays et l' Asie Centrale seraient à leur optimum .
Il leur fallut attendre 1979 pour réaliser la chimère de Paul Ier. Mais celle-ci
se brisa bientôt devant la résistance des peuples de l'Afghanistan.
Les Russes auraient dû méditer ce avertissement d'un vieux chef afghan à Lord
Elphinstone, gouverneur de Madras qui lui rendait visite en 1839: "Nous aimons
la discorde , nous aimons les alarmes , nous aimons le sang mais nous n'aimerons
jamais un maître ".
Références
Arif K.M "Working with Zia ;Pakistan 's powers politics"(1977-1988) Oxford New
York Delhi 1995
Dubois de Jancigny A.P "L'Inde; religion et mœurs" L’Univers pittoresque Paris
1845
Dumas A "Voyage en Russie "(1858-1859) Club du bibliophile Suisse
Funck V.V et Nazarevski B " Histoire des Romanov" Paris 1930
Las Cases E(de) "Mémorial de Sainte -Hélène" Paris 1823
Leibnitz G.W " Mémoire sur la conquête de l' Egypte" Paris 1840 Préface et notes
de M de Hoffmanns
Molé M " Souvenirs d'un témoin de la Révolution et de l'Empire" (1791-1803)
Paris 1943
Ragsdall W "Détente in the Napoleonic Era; Bonaparte and the Russians" USA 1980
Thiers A" Histoire de la Révolution française " TX ch 1 Paris 1823
Waliszewski K " Paul Ier, empereur de Russie " Paris 1912
Welter G " Histoire de Russie" Paris 1949
L'itinéraire des troupes de Napoléon et de Paul 1er
Masque mortuaire de Napoléon par le médecin de l'Empereur, Antommarchi (collection particulière)
Paul 1er
Le Comte Panine
Le Comte Rasumowski
Le comte Platon Zoubov
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