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Napoléon et Paul 1er

 

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Lorsque Napoléon et Paul 1er de Russie se préparaient à envahir l’Afghanistan ...

Par Annie Krieger-Krynicki

Version intégrale d'un article publié en Janvier 1997; complétée ,par une conférence le 24 Mars 2012 à l'Assemblée Nationale pour l'association Souvenir des Dardanelles et du Front d'Orient

En septembre 1996, la prise de Kaboul, après d'autres villes-clefs d'Afghanistan, par les Talibans, rigoureux sunnites, appartenant à l'ethnie" pashtou" numériquement dominante, a suscité la réaction immédiate et violente du général Alexandre Lebed, secrétaire du Conseil de Sécurité militaire de Russie. Il jugeait que "son pays devait aider moralement et matériellement ceux qui s'opposent aux Talibans". ces étudiants -soldats islamiques.

L'invasion soviétique du 27 décembre 1979 était déjà une réponse à l'appel d'un "gouvernement ami", celui de Babrak Karmal qui réclamait l'appui du " parti frère ".

Mais la prise de Kaboul ne signifiait aucunement que les soviétiques tinssent le terrain et les Moujahiddines s'organisèrent sous la l'autorité de chefs de guerre : Massoud pour l'ethnie tadjik, Gulbuddin Heykmatyar le Pashtou, aidé par le Pakistan, Rashid Dostum, l'Ouzbeck ainsi que Karim Kalili, chef chiite du clan Hazara.

Ils faisaient ou défaisaient des alliances, rythmées par les assauts à la roquette ou au kalachnikov, les marches et les contre-marches, la guerre faisant de Kaboul et du pays un vaste champs de ruines.

En avril 1992, sonna le glas des espoirs russes de s'implanter dans la région et s'amorça le retrait des troupes d'occupation. Mais sous l'autorité du nouveau président Rabbani, la paix n'en était par pour autant revenue dans l'ancien royaume de Zaher Shah qui a gardé des partisans nostalgiques de son règne depuis qu’il fut détrôné par son cousin Daoud. Celui-ci, prince-président en 1973, fut assassiné en 1978 après avoir imposé une constitution républicaine. Son successeur eut un mandat éphémère puis Karmal auquel succéda Amin Najibullah, ouvrit la porte aux Russes qui guettaient depuis longtemps l'opportunité de se glisser dans le sub-continent: on était passé " du neutralisme au non-alignement positif" selon l'expression des gouvernants afghans. L'ours russe, abattant sa patte sur la fourmilière, avait pour longtemps détruit le fragile édifice clanique et néo- féodal. Mais il devrait aussi panser sa" plaie sanglante", entretenue par des années de combats, comme le déplorait M. Gorbatchev en 1989.

Tant d'échecs et de pertes humaines ne suffisaient cependant pas à calmer le bouillant Jirinovski, candidat, en 1995, à la présidence de la Russie:

"Je rêve que les soldats russes trempent leurs pieds dans les eaux chaudes de l'Océan Indien et portent pour toujours leurs uniformes d'été " !

L’Afghanistan austère, montagneux et peu fertile , n'est en effet que le passage obligé vers les eaux libres et les richesses du sub-continent. L'URSS ne voulait pas, ainsi qu'on l'a prétendu, contenir seulement une expansion islamiste menaçante pour l'Inde, sa plus fidèle alliée.

Du reste les dissensions attisées au Balouchistan, province du Pakistan, prouvaient ce projet de déstabilisation de ce pays , attaché aux alliances occidentales et cette croisade communiste, réclamée par B Karmal, cachait la convoitise des Soviétiques: le Pakistan était l'ultime verrou du Golfe Persique. La prise ultime de son port de Karachi leur ouvrirait l'accès aux champs pétrolifères. Le général K.M Arif, chef de l'état-major, adjoint du président Zia Ul Haq, dans un livre récent de 1996 " Working with Zia;Pakistan's Power politics" (1977-1998) en remontant au 19ème siècle, explique la nature des convoitises russes.

Il est formel sur ce point: la nécessité d'accès aux mers libres pour un pays, bloqué par les glace, s'est renforcée dans les temps modernes d'un appétit évident pour les ressources énergétiques vitales.

De même, on constate que les Républiques d' Asie Centrale, voisines de l'Afghanistan et si riches en gaz et en or noir ne sauraient non plus basculer, dans l'esprit des actuels dirigeants de la Russie, hors de leur mouvance.

L'invasion soviétique de 1979 et les récentes menaces d'intervention russe ne sont que l'aboutissement et la concrétisation du rêve formulé par Pierre Ier, repris en 1800 par Paul Ier, fils de la Grande Catherine et attisé par Napoléon .

1) La nostalgie de Byzance et la tentation des Indes

Un Testament, attribué à Pierre le Grand, contient le projet. Le texte était-il authentique ou apocryphe et forgé par le troublant chevalier d'Eon, en mission à Saint-Pétersbourg? Les doutes subsistent car il n'en existe qu'une copie française. Toutefois ce Testament résume parfaitement la politique poursuivie par le cabinet russe au cours du 18ème siècle.

Son point "8" propose la conquête du Levant " afin de disposer exclusivement du commerce des Indes". Un autre "point " fait du souverain russe, le maître de l'Europe grâce à une politique matrimoniale avec des princesses allemandes et un partage des forces entre la France et l’Autriche. Dans ce dessein, il conviendra de susciter des émeutes religieuses en Turquie et en Pologne pour que la Russie s'infiltre jusqu'à Constantinople en faisant sauter le maillon fragile de l'empire ottoman : l’Egypte A cette lecture on peut se demander si la France souhaitait faire de ce texte un instrument de propagande ou de menaces contre la Russie en le divulguant ou si elle n'avait pas l'intention de s'associer au projet, s'il était authentique ?

Leibnitz, déjà avait curieusement joué les tentateurs, allant, dans le même sens, jusqu'à proposer à Louis XIV, le 20 janvier 1672,son " Consilium égyptien ", afin de forger un front commun contre les "Barbares" et de ruiner le commerce hollandais en Inde .

A cette époque, la concurrence hollandaise menaçait le monopole dont les Portugais avaient été investis dans cette région du monde par une bulle du Pape Alexandre VI Borgia. Implantés à Goa, Hoogli et dans le Bengale , ils s'étaient fait détester par leur rapacité, les conversions forcées, l'enlèvement d'esclaves indiens et l'introduction de l'Inquisition. Les Hollandais bien accueillis, implantèrent des manufactures de soie et exportèrent leurs produits.

Leibnitz, par cette proposition alléchante, espérait faire coup double: détourner le souverain français de ses conquêtes européennes et ruiner la Hollande hérétique que Louis XIV qu'il appelait le "Mars du christianisme " détestait autant que lui. Il insinua que la conquête de l'Orient tout entier serait plus facile si la France possédait l'Egypte car elle pourrait ensuite étendre "sa domination sur l'Inde orientale où il y avait plus de richesses que dans les Amériques". Le philosophe déconseillait l'expédition maritime vouée à l'échec , ce que le général Bonaparte aurait dû méditer. L'imagination de Leibnitz l'entraîna même à souhaiter une "jonction entre la France et la Moscovie"! Louis XIV fit accuser poliment réception du " Consilium" qui fut enseveli dans les archives pendant plus d'un siècle.

Après la Révolution, le dossier réapparut sur le bureau d'un membre du Directoire. Le général Bonaparte, familier de Barras, en eut connaissance. C'était le temps où il enrageait de laisser son épée rouiller au fourreau alors qu'Alexandre, à son âge, avait conquis la Sogdiane, la Bactriane et franchi l' Indus. " L’Europe, écrira t-il, à Sainte-Hélène , ne m'offrait rien. J'imaginais l'expédition d’Égypte. La France y gagnerait des avantages incalculables ". Il détourna donc le Directoire de son projet d'invasion de l'Angleterre par le Pas-de-Calais et il y substitua le projet égyptien: "A partir de cette implantation sur le Nil, les Français , évincés au 18ème siècle des Indes et de Ceylan par la Compagnie des Indes britanniques, y reprendraient pied", avec l'aide d'un nabab local, Tippu Sahib qui harcelait les Anglais .

A Aboukir, les boulets de l'amiral Nelson fracassèrent le rêve oriental de Bonaparte qui se souvint peut-être de l'avertissement de Leibnitz: "J'ai commis une grande erreur : envahir l’Égypte".

La voie maritime était fermée à la France mais il échafauda d'autres projets: reprendre Constantinople aux Turc avec l'aide des chrétiens grecs, prendre l' Europe à revers ou s'élancer vers les Indes ... Dans ses Mémoires, l'homme d'État Mathieu Molé raconte que Bonaparte conçut "l'audacieux projet de reporter la civilisation à son berceau, de détruire la puissance anglaise dans l'Inde et de revenir en Europe par Constantinople lorsque l'Afrique et l'Asie seraient sous ses lois". L'idée en aurait été élaborée sous sa tente durant la campagne d'Italie. Or ces rêves qui peuvent paraître fabuleux, voire extravagants, du Slave et du Français, ont fini par se rejoindre et recevoir un commencement d'exécution .

2) Les préliminaires diplomatiques de l'alliance franco- russe

Une telle alliance entre l'héritier de la Révolution français et Paul Ier qui écumait de rage à sa seule évocation, semblait pourtant contre-nature et inimaginable. Le tsar ne pardonnait pas aux Français la prise de Malte . Il s'était aussitôt proclamé le protecteur et le Grand- maître de l'Ordre , ce qui était étrange pour un souverain orthodoxe.

Il est vrai que les chevaliers possédaient d'importants domaines dans la partie de la Pologne annexée à l’Empire russe ...Il déclara la guerre à la France et mobilisa contre elle deux armées en Italie et en Hollande. Souvarov fut battu tandis que l'Angleterre en profitait pour prendre Malte à la fureur du tsar. Pour se venger de la trahison de son alliée, il se tourna vers son ancien ennemi, Napoléon et la machination orientale reparut sur le tapis des négociations .A qui l'initiative revint-elle? Waliszewski, auteur en 1912,d'une biographie assez malveillante à l'égard de Paul Ier, prétendit que l'idée appartint au Premier Consul. Il avait fait ouvrir le dossier poudreux que Necker en 1776, avait déjà prudemment refermé, le jugeant trop onéreux.

Mais Louis XVI avait, en 1782, envisagé la destruction de Bombay (dot indienne de la princesse du Portugal mariée à Charles II d' Angleterre) . En 1799, Talleyrand aurait même reçu le mémoire d'un Alsacien, Nagel, familier de la Cour de Russie et marié à l'institutrice des grandes-duchesses, filles de Paul Ier . Attentif à protéger l'Angleterre, Talleyrand l'avait écarté. Mais, en juin 1801, selon un diplomate prussien à Paris, le marquis Lucchesini, le Premier Consul aurait étudié sérieusement le projet, collectant les renseignements et consultant des cartes.

Avertie, l' Angleterre, confiante en la solidité de son alliance avec la Russie, ne s'émut pas pour autant .

3) Le projet d'invasion franco- russe des Indes par l' Afghanistan.

Bonaparte l'avait certainement déjà à l'esprit lorsqu’il eut l'élégance de renvoyer au tsar, en mai 1800, 6000 prisonniers russes de l'armée défaite. Il ne demanda ni rançon ni contrepartie. Machiavélique, il s'engagea à rendre à Paul Ier, l'île de Malte pour gage de la paix dès qu'il apprit par ses espions sa reddition aux Anglais!

D'autre part cette entreprise de séduction politique fut menée sur un autre terrain, avec des péripéties digne d'un roman d'espionnage ou d'aventures. Ses agents à Hambourg recrutèrent une actrice mariée à un Conventionnel repenti. L'époux, berné ou complaisant, la conduisit à Saint-Pétersbourg. Sa beauté fit sensation ainsi que son talent. Elle eut surtout celui de séduire et de gagner à la cause française un baron Kutaïsov. Anobli et fait Grand écuyer de l’Ordre de Malte, ce barbier turc de Paul 1er, était son conseiller intime.

Plus officiellement , Talleyrand proposait au Comte Rostopchine, moins anglophile que le Comte Panine, vice- chancelier de Russie, le partage de la Turquie. La Russie prendrait la Roumélie, la Bulgarie et la Moldavie, renforçant sa puissance dans les Balkans, l'Autriche aurait la Bosnie la Serbie et la Valachie, la France se réservant l'Egypte, la Grèce et quelques îles. Les chancelleries occupées à en débattre à l'insu de la soupçonneuse Angleterre, Paul Ier précipita les évènements en enjoignant au commandant des Cosaques du Don, Orlov, de concentrer ses troupes à Orenburg puis de marcher sur les oasis d'Asie Centrale, Khiva et Boukhara. Le même historien du tsar, prétend qu'imprudemment Paul Ier n'avait conclu aucun accord avec les émirs de ces états pour assurer le passage des ses troupes. Les cartes d'état-major s'arrêtaient à Khiva. Aucun travail préparatoire n'aurait été fait concernant l'intendance et la logistique d'une telle expédition.

En ordonnant à Orlov de pousser "jusqu'au Gange en occupant la Boukharie afin qu'elle ne tombe pas aux mains des Chinois", Paul Ier aurait agi en "irresponsable" alors qu'on peut le trouver aujourd’hui visionnaire. Jugé à demi fou par Waliszewski, il se serait" déja vu en possession de toutes les richesses du Bengale." Car en 1801, il n'aurait plus été en état d'agir et de penser sainement et guerroyait avec une armée de papier. Aucune coordination non plus n'aurait été établie entre Bonaparte, le réaliste minutieux et le souverain slave à l'esprit dérangé. Pourtant il se contredit, en ajoutant que le Premier Consul, pressé de conclure un accord avec le tsar, avait accepté toutes ses propositions, dont une attaque de l'Angleterre par le territoire de la Belgique pourvu que Russes et Français s'associent à une tentative " sur la Côte de l’Inde" .( sic )

D'ailleurs les langues des diplomates allaient bon train. Un espion, informé par un agent de Bagdad, avait même averti l'ambassadeur de Grande- Bretagne à Constantinople, de ces visées sur l'Inde. En mai 1801, un homme d'Etat britannique prévoyait que la Russie tenterait de s'emparer de l' empire turc et la France de l' Egypte et de " nos possessions de l' East India" .

4) Le plan commun d'invasion

Il fut publié, en 1864 dans une annexe au mémoire de Leibnitz sur l'Égypte, commenté et préfacé par un certain M de Hoffmanns. Le document contient le périple des deux armées : 35 000 hommes pour le contingent français, autant, dont 10 000 cosaques, pour la Russie. Les premiers, détachés de l'armée du Rhin, se dirigeraient vers la Roumanie actuelle, descendant le Danube jusqu'à la mer Noire. Transbordés sur des bateaux russes, ils atteindraient, au bord de la Mer d' Azov Taganrog , fondée en 1698, près de Rostov, sur les anciens Marais Méotides, pour garder l'embouchure du Don. De là, l'armée gagnerait Tsarytzin où selon la légende, Alexandre Ier mourut des fièvres ou du remord d'avoir laissé assassiner son père Paul Ier.(Ce noeud stratégique, annexé en 1580, par les Russes, passera à l'histoire sous le nom de Stalingrad ). Le périple devait durer 120 jours.

De leur côté, les forces russes, renforcées par les Cosaques du Don, après la traversée de la Volga, se rassembleraient au port d'Astrakan. Cette ville qui dépendait d'un Khan, aimantait les commerçants de Kiev, de Nijni-Novgorod et d'Asie centrale vers son bazar à la fois russe, hindou et asiatique. De cette petite île de l'archipel de la Volga, on touchait, disaient les voyageurs, de la main droite aux Cosaques du Don, de la main gauche à ceux de l'Oural et l'on portait son regard sur l'immense steppe des Tatars kirghizes. Mais la ville n'était plus que l'ombre d'elle même depuis que l'Angleterre en avait détourné les tissus de l'Inde, les attirant vers Trébizonde, ce qui explique les griefs de Paul Ier et justifie aussi l'expédition .

Embarqués sur des navires marchands, les Russes traverseraient la Caspienne et en 10 jour, atteindraient en Perse, Astrabad, réputée pour ses pêcheries et ses étoffes et située à 130 km de Téhéran.

Les deux armées alliées y opéreraient leur jonction, marcheraient sur Mashad, Hérat jusqu'à Kandahar, la forteresse charnière, disputée ente les Perses et les souverains Moghols depuis le 16ème siècle. Ses portes s'ouvriraient enfin sur les Indes , accessibles en 45 jours.

D'après les estimations françaises, l'expédition n'excéderait pas cinq mois Tous les moyens d'exécution avaient été minutieusement précisés depuis les provisions de biscuit jusqu'aux selles des chevaux achetées aux Cosaques du Don ! Les étapes seraient préparées par des commissaires aux armées depuis Taganrog jusqu'à Tsarytzin. A Astrabad de Perse seraient rassemblées les munitions, fournies par les arsenaux de Kazan et de Saratog, "La montagne sacrée ", sur la rive droite de la Volga. Cette ville, fondée en 1600, était un centre de pêcheries et de commerce de céréales, donc d'approvisionnement pour l'armée. Des Allemands industrieux travaillaient dans ses arsenaux et fabriqueraient des armes supplémentaires. L'artillerie, les chevaux de trait, de selle, les voitures et tout le nécessaire d'un campement seraient rassemblés à Saratoga. Les uniformes militaires seraient achetés à Tsarytzin à une colonie d'Évangélistes saxons ainsi que la pharmacie qui faisait leur renom. Les magasins de riz , de pois, farine , bœuf séché ou salé, eau-de-vie et vin seraient garnis par les Russes jusqu'au débarquement en Perse. Les pays traversés fourniraient le fourrage et l'orge, Astrakhan , l'avoine .

Comme pour l'expédition d’Égypte, un corps choisi de savants et d'artistes en "tout genre " étudierait le pays et reproduirait les paysages, les villes et les ruines! Les cartes leurs seraient confiées ainsi que les plans , les mémoires et les ouvrages sur les régions parcourues. Des topographes lèveraient des plans au fur et à mesure de l'avance militaire. Des acrobates et des artificiers étaient prévus afin d'impressionner les populations ou de permettre le franchissement des passages difficiles. Des commissaires aux vivres et aux armées parleraient aux habitants des villages et expliqueraient "aux khans et autres petits despotes " le but l'expédition : les délivrer " de l'asservissement et affranchir l' Inde du joug tyrannique et barbare des Anglais."Il était recommandé aux troupes d'être respectueuses des mœurs et des biens des habitants. Afin de s'assurer les bonnes grâces des "despotes" locaux, les chefs de l'expédition française leur offriraient des pendules et des montres, des draps aux "couleurs préférées des Français", des soies de Lyon et des tapis des Gobelins. On peut douter cependant que les miroirs et les Sèvres fussent arrivés intacts au terme de cette longue marche ! Il conviendrait, en tous cas, de les offrir "avec la grâce et l'amabilité qui sont si naturelles aux Français afin de leur donner une idée de la magnificence de l'industrie et de la puissance de la Nation".

Ces gestes devraient "ouvrir une branche importante du commerce ". Ce qui est d'ailleurs une conception très actuelle des débouchés extérieurs. Une poste aux armées était prévue à chaque ville d'étape et relaierait l'expédition aux centres vitaux de la Russie.

Ce plan porte la marque de la minutie de Bonaparte. On croirait lire la description de l'expédition d'Egypte ou de la campagne d'Italie. On va même jusqu'à comparer la largeur du Don à traverser en bateau à celle de la Seine !

Le style est imprégné de la phraséologie usitée dans les proclamations destinées aux armées ou dans les discours révolutionnaires et il était jugé propre à émouvoir les populations conquises ou plutôt délivrées. Les objections du Premier Consul étaient annexées au plan. Il s'inquiétait en particulier des bateaux que Paul 1er mettrait à sa disposition et de la protection de son armée face aux Ottomans. L'énormité des distances ne fut pas jugée un obstacle: Nadir Shah de Perse, n'avait-il pas, après sa conquête de Delhi sur les Moghols, en 1704, accompli le même trajet, en sens inverse, par Kandahahar, Mashad et Astrabad. Ce qu'une " horde asiatique ", chargée de dépouilles (dont fameux trône du Paon) avait réalisé, était possible pour une armée moderne et organisée méthodiquement.

La précision des données, la minutie, le souci d'information , les manœuvres des diplomates et des espions démontrent l'existence de consultations réciproques. Mais reste posée, sinon la véracité des faits, du moins la valeur des données fournies par le document.

5) Un document apocryphe ou authentique?

Cette affaire orientale a été passée sous silence par des acteurs essentiels de l'époque comme Talleyrand mais il avait aussi de bonnes raisons pour rester discret car il ne cachait pas sa sympathie pour l'Angleterre.

En revanche, le comte Molé est sans équivoque ainsi que Thiers ou les auteurs de "L'histoire des Romanov":V.V Funk et B Nozarevski parlent "d'une invasion des Cosaques du Don marchant sur Khiva pour pénétrer dans les Indes ".

Dans une " Histoire de Russie " de 1949, G Welter reconnait l'existence de pourparlers avec Bonaparte en vue de l'invasion des Indes anglaises : jonction faite avec les cosaques, l'armée française aurait marché vers le Turkestan.

Hoffmanns, préfacier du mémoire de Leibnitz, ajoute au plan d'invasion, le commentaire suivant: " Comme je ne veux abuser personne sur la provenance de mes matériaux ni compromettre par mon silence d'honorables amis, je crois de mon devoir de déclarer ici que je ne dois qu'à mes propres recherches, la connaissance et la possession des documents que je publie " . Souvent la fiabilité d'un document dépend de celle de ses détenteurs.

Qui était donc ce monsieur de Hoffmanns ou von Hoffmanns, si sûr de sa trouvaille? Chercheur inlassable et sérieux , il avait publié des travaux sur les affaires étrangères, dont un Guide diplomatique en 1837 et des "Conseils à de jeunes diplomates" en 1840. En 1842 , il avait publié les discours du cardinal Maury, prononcés à la Constituante en 1792 C'est son intérêt pour un auteur portugais qui peut donner la clef de ses sources. Versé dans les relations entre l’Angleterre et le Portugal, il avait collaboré à la biographie de Sylvestre Pineiro- Ferreira (1769-1846). Religieux défroqué , ce professeur de l’université de Coïmbra avait été contraint de démissionner en 1797 pour sa diffusion de doctrines socialistes . Mais de 1821 à 1824 , il était devenu ministre des Affaires jusqu'à son exil à Paris où il vécut jusqu'en 1843, nouant des relations avec M de Hoffmanns. Le Portugal ayant été l'allé indéfectible de l'Angleterre tout au long de la période napoléonienne, on peut penser que l’homme d'Etat avait communiqué au chercheur ses documents les plus secrets et les confidentiels. D'ailleurs l'originalité et la valeur du plan fascinèrent l'orientaliste Dubois de Jancigny au point qu'il le publia, en 1845, en annexe de son ouvrage sur l'Inde ancienne et moderne.

A cette époque Adolphe -Philibert Dubois, né à Jancigny, comme son père Jean- Baptiste, célèbre savant et administrateur (1713-1808), fit paraître" L'Inde , religion et mœurs" dans la collection "l'Univers" destinée à un communication facile mais de très haut niveau . Ce diplomate qui suivit les campagnes de Napoléon, réduit à la demi-solde, devint l'aide de camp du souverain de l'Oudh, Nasser Uddin Hyder, de 1834 à 1837, s'efforçant d'obtenir pour lui, la protection du gouvernement français contre les Anglais qui s'étaient déjà emparé de Lucknow, tout proche.

En 1840 jetant son masque ambigu, il fut rattaché officiellement au Quai d' Orsay, écrivant dans la Revue des Deux-Mondes des articles sur les Indes anglaises et sur l'Afghanistan , mettant à profit sa connaissance personnelle du terrain et son approche des archives diplomatiques. Toujours amoureux de l'Inde, il revint mourir, en 1860, dans un comptoir français, Chandernagor.

Il était donc à même d'apprécier la valeur du document révélé par M de Hoffmanns et de s'en faire l'écho. Ce dernier, en dépit de sa prudence n'hésita pas d'ailleurs à écrire, en 1840: "L'attentat contre le Premier Consul du 24 décembre 1800 et la mort tragique de Paul 1er le 24 mars 1801, furent les justes effets du projet d'expédition de l’Inde. On sait d'où sont partis les coups". Certes le complot du royaliste Cadoudal fut un échec mais la mort prématurée du tsar arrêta net les prémisses de l'invasion.

5 "Crazy Paul" et la "perfide Albion"

Une caricature anglaise contemporaine représentait Paul Ier sous la peau d'un ours que Bonaparte faisait danser, au bout d'une chaîne, sur l'air d'une ballade célèbre "Tune of Crazy Jane" : " The Gallic pest contagious / stole the wits of Crazy Paul: Can a monstruous Russian ruler / Draw the fleet of France from Brest " ?

La folie de Paul 1er, pour ses courtisans anglophiles et les Anglais, aurait en effet dépassé les bornes du supportable. Les extravagances de Pierre le Grand auraient été bagatelles à côté de ses lubies lorsqu'il faisait arrêter par caprice ou pour un motif futile, un officier ou bastonner un soldat ahuri .

Ce maniaque imposait aux troupes, comme l'avait fait son père officiel Pierre II, des revues fastidieuses et tatillonnes.

Mais était-il paranoïaque ou lucide lorsqu'il prévoyait son assassinat par ses proches et même son fils Constantin ? Reste que le projet vilipendé n'avait pas émergé du cerveau d'un "fou dégénéré" mais venait d'un "ami", Napoléon Bonaparte. Selon le comte de Las Cases, dans son Mémorial de Sainte Hélène, l'empereur lui confia que lui et Paul 1er avaient été "au mieux ensemble. Lors de la catastrophe , il complotait une expédition aux Indes et il l'eut certainement porté à l'exécuter ." Paul 1er lui avait écrit "souvent et fort long". Poursuivant une politique différente de celle du Directoire, trop passif à l'égard de l'Angleterre, il souhaitait utiliser les troupes russes. Paul 1er avait déjà donné l'ordre de diriger sur "la frontière hindoue ( sic ) un corps de 25 000 cosaques plus que suffisant pour anéantir le faible détachement anglais aux Indes". Il pensait que cet ordre fatal du tsar avait hâté sa fin .

La coupe était pleine pour les anglophiles de sa Cour. Un nid de conspirateurs se blottit dans le salon d'Olga Zherbstsova, sœur du fameux Platon Zoubov qui remâchait sa rancune. Ancien favori de Catherine II, il avait été banni de la Cour en 1796, par le fils jaloux dès son avènement. Ame du complot, il recruta ses deux frères et le comte Pahlen, "froid comme la glace, perfide et féroce", indispensable car en tant que gouverneur militaire de la capitale, il tenait la Garde. Son adhésion prouve le caractère de haute politique de la machination car il devait tout à l'empereur qui avait fait un comte de cet obscur Livonien et il ne pouvait partager la rancune des Zoubov. Il entraîna aussi le comte Nikita Panine, amateur de spiritisme et qui refusait de négocier avec la France, si la monarchie n'y était pas rétablie. Ce dernier se posait en adversaire du Grand Maréchal de la Cour Rostopchine, Ministre des Affaires Étrangères, qui tenait la balance égale entre la France et l'Angleterre.

Pour son malheur, l'inconscient Paul 1er destitua ce ministre et le remplaça par l'inquiétant Comte Pahlen.

Un aventurier , d'origine napolitaine et espagnole, l'amiral Joseph Ribeira, rejoignit la cabale. Le gouvernement anglais ne pouvait rien ignorer car son ambassadeur, Charles Whitworth, était l'amant en titre d'Olga Zherbstsova. En fut-il pour autant l'instigateur? Le même historien de Paul 1er admet qu'il "avait pu témoigner quelque sympathie et penchant et donné quelques encouragements, mais c'est tout" ! (L'ambassadeur prudemment quitta la capitale en 1800 et ne voulut jamais y revenir). On murmura à la Cour qu'il avait distribué des fonds secrets avant son départ et le Comte Tolstoi parla crûment de l'or anglais en rouleaux, amoncelés sur la table du Comte Pahlen et que les Zoubov maniaient à pleines mains . Le Comte Pahlen , dans un bain de vapeur , prévenait discrètement le Grand-duc Alexandre de la nécessité de pousser le tsar à l'abdication. Tandis que le Comte Bennigsen, un général d'origine hanovrienne, favori pourtant de Paul 1er, participait à la conjuration, la princesse de Lieven, épouse du ministre de la Guerre qui contrôlait l'expédition et future égérie de la Sainte-Alliance, faisait répandre le bruit que l'ataman Orlov avait pris, avec des obusiers et des canonniers, le chemin de l'Inde avec l'ordre de massacrer toutes les tribus cosaques du Don. Une partie de son armée avait failli se noyer dans la Volga et Orlov aurait perdu presque tous ses chevaux et vidé son trésor avant d'arriver à Tsarytzin. Tous les anglophiles de la Cour tendaient à accréditer la folie furieuse du tsar et s'écriaient: " cela ne peut durer!"

La nuit du 23 mars 1801, conduits par Platon Zoubov, les conjurés pénétrèrent dans le palais Michel. Le tsar soupçonneux avait cerné ses murailles couleur de sang caillé, de douves et de fortes murailles. Pahlen les fit cerner par sa Garde. Mais ils n'eurent pas besoin de forcer les défenses qui s'abaissèrent devant les deux dignitaires, Pahlen et Panine, précédés de l'ancien ambassadeur de Russie à Vienne, à Razumowski, en grand uniforme de Cour . L'empereur comprit aussitôt. Il tenta de se cacher derrière un paravent, frêle rempart de soie tendue entre deux colonnades d'ivoire, tournées par l'impératrice, et conservé au palais Pavlosk. Nicola Zoubov le frappa d'une tabatière d'or ou, plus vraisemblablement, cogna sa tête contre le marbre de la cheminée. Dans l'obscurité de sa chambre, où la lampe fut renversée, le tsar se débattit et, comble de l'horreur, crut reconnaître un de ses fils dans l'assassin qui l'étranglait d'une écharpe de soie: il supplia Constantin de l'épargner. Les conjurés allèrent chercher Alexandre qui attendait l'issue de l'entrevue et voulait croire au mensonge de l'abdication. Le comte Pahlen lui lança cyniquement:" On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs "! La nouvelle de la mort de Paul Ier, d'une" apoplexie foudroyante ", fit l'effet en France d'un véritable coup de tonnerre. Napoléon la reçut de la bouche de Talleyrand en poussant un cri de désespoir." Le " Moniteur" écrivit que l'histoire nous apprendra les connections entre la mort de Paul 1er et l'envoi de l'escadre anglaise dans le Sund" à l'entrée des pays nordiques .

Le premier acte du nouvel empereur qui "marchait, écrivit une correspondante de Fouché, précédé des assassins de son grand- père, suivi des assassins de son père et entouré des siens " fut de rappeler à Saint - Pétersbourg l'ataman Orlov. Le lendemain, des instructions étaient données pour la réconciliation de la Russie avec l'Angleterre...

"Si Paul 1er avait vécu, vous auriez perdu l'Inde" disait Napoléon à son geôlier de Sainte - Hélène. Nostalgique, il songeait, tout éveillé, "J'aurais atteint Constantinople et les Indes. J'eusse changé la face du monde."

Toujours d'après Las Cases, il chargea formellement le cabinet anglais de l'assassinat qui permit à son pays de s'emparer de toutes les Indes." Longtemps j'ai rêvé d'une expédition décisive sur l' Inde et j'ai été constamment déjoué ".

IL semble en effet qu'il ait persévéré. Alexandre Dumas dans son" Voyage en Russie " de 1858, prétend qu'il aurait ressorti le vieux projet à Erfurt, exerçant sa séduction sur Alexandre 1er, "ce Grec du Bas-Empire", dans l'esprit duquel il souhait réveiller la nostalgie de Byzance. Selon lui, Napoléon voulait être le maître du Danube jusqu'à la Mer Noire. Alexandre Ier devait embarquer 40 000 hommes sur la Volga, leur faisant traverser la Caspienne et les débarquant à Astrabad. Napoléon en réunirait 40 000 sur le Danube, pour traverser la Mer Noire jusqu'à un port entre le Don et la Volga . "A Tzaritzin sur la Volga Napoléon se mettrait à leur tête et comme cet autre Macédonien, (Alexandre le Grand) accomplirait sa conquête de l'Inde. Voyez donc où en serait l'Angleterre?"

Alexandre Dumas avait-il eut vent en Russie du dessein initial et confondu les dates, reportant la proposition de 1800 à l'entrevue sur le Niemen entre l'empereur des Français et du fils de Paul Ier. Ou bien Napoléon se serait-il entêté ?

Une fois encore, l'Angleterre fit brouiller les cartes par l'ingénieux Talleyrand. Mais rendus prudents devant les visées expansionnistes des Russes, les Anglais ne pouvant, d'autre part, vaincre la résistance afghane, imaginèrent un état - tampon entre leurs Indes et la Russie, l'Afghanistan.

Car Dubois de Jancigny prophétisa que les Russes guetteraient toujours l'instant propice pour attaquer et que l'invasion s'accomplirait lorsque les moyens de communication entre leur pays et l' Asie Centrale seraient à leur optimum .

Il leur fallut attendre 1979 pour réaliser la chimère de Paul Ier. Mais celle-ci se brisa bientôt devant la résistance des peuples de l'Afghanistan.

Les Russes auraient dû méditer ce avertissement d'un vieux chef afghan à Lord Elphinstone, gouverneur de Madras qui lui rendait visite en 1839: "Nous aimons la discorde , nous aimons les alarmes , nous aimons le sang mais nous n'aimerons jamais un maître ".

Références

Arif K.M "Working with Zia ;Pakistan 's powers politics"(1977-1988) Oxford New York Delhi 1995
Dubois de Jancigny A.P "L'Inde; religion et mœurs" L’Univers pittoresque Paris 1845
Dumas A "Voyage en Russie "(1858-1859) Club du bibliophile Suisse
Funck V.V et Nazarevski B " Histoire des Romanov" Paris 1930
Las Cases E(de) "Mémorial de Sainte -Hélène" Paris 1823
Leibnitz G.W " Mémoire sur la conquête de l' Egypte" Paris 1840 Préface et notes de M de Hoffmanns
Molé M " Souvenirs d'un témoin de la Révolution et de l'Empire" (1791-1803) Paris 1943
Ragsdall W "Détente in the Napoleonic Era; Bonaparte and the Russians" USA 1980
Thiers A" Histoire de la Révolution française " TX ch 1 Paris 1823
Waliszewski K " Paul Ier, empereur de Russie " Paris 1912
Welter G " Histoire de Russie" Paris 1949

itinéraire de napoleon et paul 1er

L'itinéraire des troupes de Napoléon et de Paul 1er

masque mortuaire de Napoleon

Masque mortuaire de Napoléon par le médecin de l'Empereur, Antommarchi (collection particulière)

portrait de paul 1er de russie

Paul 1er

portrait de panine

Le Comte Panine

Le Comte Rasumowski

Le Comte Rasumowski

Platon Zoubov

Le comte Platon Zoubov

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