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La Corse de 1942 à 1943

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 La  Corse de 1942 à 1943 ou la guerre vue par une petite fille

La  Corse de 1942 à 1943 ou la guerre vue par une petite fille

par
Annie Krieger

Mon premier souvenir d’enfance fut le canon d’un révolver appuyé sur ma tempe. Il était italien. Mon père  revenait d’Ajaccio ou peut- être d’une visite à quelque maire de la circonscription de Corte. Il faisait nuit et je dormais à l’arrière de la voiture, enveloppée de nos manteaux. L’arrêt à la chicane de barbelés ne me réveilla pas mais le canon glacé ; je criais et ma voix fit sursauter l’officier italien qui heureusement n’eut pas le réflexe d’enclencher la détente. J’entendis  des mots en mauvais français entremêlés d’italien. Je sentis qu’il était vexé  d’avoir trouvé à la place d’un  terroriste, comme ils  disaient, une enfant. Il me tardait de me retrouver dans la vieille sous- préfecture, un asile,  je le croyais, jusqu’à son anéantissement.

 Des chercheurs en psychopathologie  de la mémoire se sont penchés, à la lumière des  dramatiques  évènements  de  2015, sur le développement du stress post- traumatique ; une molécule a été testée le propranolol, pilule miracle qui effacerait tout. Pendant longtemps j’ai supporté avec peine le son des sirènes d’alerte déclenchées systématiquement le premier mercredi du mois. Mais devrais-je oublier ? Parfois, lors d’insomnies, je revis cette époque que je ne qualifierai pas de noire car elle défile comme des vignettes colorées et vivantes mais sans support chronologique. J’ai essayé de mettre de l’ordre dans ce défilé.

Au  commencement l’odeur intenses d’aromates, un parfum d’herbes et de fleurs, celle du maquis alors que l’île était encore invisible. Ma mère soupira  que Napoléon avait raison : une odeur unique et que les voyageurs  distinguent à chacun de leur retour. Soupirs de soulagement : elle avait passé la nuit comme ma grand-mère tout habillées sur les couchettes. Mon père devait s’occuper de moi seule. Pour ne pas recommencer l’horreur de la précédente navette. Le bâtiment qui transportait à Marseille la famille du préfet de la Corse, Baylet, avait été coulé.  La mère avait été soutenue par ses filles à tour de rôle ;  l’une d’elle s’aperçut qu’elle ne tenait entre ses dents que les cheveux d’une noyée avant de la lâcher. Elle en était devenue folle. Ce qui ne fut pas mais appartient à la légende chuchotée. Tout fut chuchotement autour de moi dorénavant. Ma curiosité exacerbée s’était exercée et j’étais devenue, pour toujours, sensible à  ces mots expirés sur les lèvres mieux que les paroles distinctes. Ce qui  me fut très utile !

 La sous-préfecture était éloignée du centre de la ville qui s’étalait en éventail comme échappée d’une échancrure de la montagne, longée par les flots tumultueux du Tavignano qui s’unissait aux eaux transparentes de la Restonica. Mais son éloignement parmi les villas, deux immeubles de rapports, des jardins ne la rendait pas plus sûre. En face s’était installée la commandantura, nom donné  au centre de commandement stratégique de la ville, gardée par des cabiniers armés jusqu’aux dents. Plus tard je trouverai dans le bureau des secrétaires, devant la plus jeune, aux jupes relevées sur ses jolies jambes mais à la figure lippue et sensuelle, aux cheveux blonds artificiels,  un galant carabinier qui  faisait miroiter ses bottes. Il était en terre conquise. La bâtisse datait du siècle dernier ; carrée, grise avec deux étages, de hauts plafond, des sols de marbre extraits des rives de la Restonica. Le salon me ravissait avec ses volets toujours entrebâillés  pour conserver un peu de chaleur. Un rai de lumière frappait des toiles peintes de scènes mythologiques  imitées de la Renaissance et peintes sans doute par un peintre italien itinérant. Sur la cheminée de marbre bleuté de la rivière et le dessus des meubles, se tordaient des femmes de cuivre, supportant des bougeoirs ;  savamment dénudées, elles  représentaient la Prudence ou l’Abondance avec leur grande corne remplies de fruits  ou leur serpent annelé ; Un Hercule  dressait entre deux chandelles sa virilité en bronze cabossé. Je fus fascinée, éblouie et cela fixa pour toujours ce que mes amis appellent mon goût déplorable pour l’art pompier si bien représenté au musée d’Orsay, ainsi que pour l’architecture Jules Grévy.. . Tout me semblait  somptueux, et surtout tellement immuable et éternel. Tout était calme. On vivait dans l’attente. Mon père avait fait fermer le lycée  car il était tout en vitres, dangereuses en cas de bombardement. Nous jouions donc entre enfants voisins : une troupe  désordonnée en apparence mais avec ses règles et sa stratégie. Elle était manipulée sournoisement par la nièce d’un chef de la milice, une forte gamine à la main atrophiée qu’elle maniait avec autant d’habilité que l’autre  pour coudre des habits de poupée ou lancer la balle. On craignait ses rapports mais elle garda le silence. Tout était silence et non – dit  sauf lorsque nous nous déchaînions au passage, dans la rue principale, des carabiniers qui défilaient ou  à celui, plus pittoresque, des bersagliéri qui  sautillaient, faisant voleter leurs plumes bleu- vert sur leurs casques,  emportés par un enthousiasme de tradition. Nous croisions deux doigts l’un sur l’autre et les frottions en chantant : «  La zuppa è cuotta e pronta  dà mangiare ! Fi les Lucquois !  Fi les Lucquois ! »  Le sel de cette soupe refusée m’échappa jusqu’à ce qu’on m’apprit qu’autrefois, «  ils ne faisaient pas les fiers » et venaient de Lucques, se placer dans les fermes  corses. Les soldats avaient la consigne de rester sourds mais l’injure était cruelle. Et je chantais, moi « La Pinsutta », celle qui parle pointu. Ce qui  ne dura pas et je pris l’accent.

 La famille, les bonnes mœurs et surtout l’Eglise, le dimanche, reprenaient leurs droits. C’est à la cathédrale de Corte que j’appris le latin en chantant la messe. L’orgue était envoûtant. Je fus  choisie, consécration suprême de ma « corsification »  par une aînée de notre groupe pour porter son cierge incrusté de verroteries colorées. Pour leur  première communion, les fillettes étaient habillées d’organdi brodé, des petites mariées avec leurs béguins emperlés  et des voiles bordées de dentelle. Sur les marches elles défaillirent : l’émotion ou le jeûne. Pour moi il était devenu chronique. Cent grammes de pain par jour, de la farine de châtaigne bouillie car l’huile était devenue rare. Après sa distribution,  on la faisait faire frire en beignets. J’allais croquer de pétales de bourrache car on m’avait dit qu’ils avaient le goût du beurre mais j’avais oublié le goût du beurre !  Quelquefois un morceau de cabri rôti. Un jour faste chez un maire que mon père était venu voir : un régal : un figatelli cuit avec un œuf. Mon estomac se résigna ; peu à peu il se resserra. L’eau était pure et claire et faisait office de soupe, avec des épinards. Du reste mon père rentrait blême et l’appétit coupé de ses visites à la commandantura . Il avait dû négocier des bons d’essence pour les transports et du blé. Il chuchotait à ma mère : « Il m’a reçu avec un revolver sur le bureau, ce commandant Quercia. je lui ai  dit : Est-ce que j’en ai un ? De quoi avez- vous peur ? »  Les visites se firent plus longues, les discussions plus âpres.  « Il me menace : Elba, Elba. Nous finirions par y être déportais si je m’acharnais ! » Plus tard j’entendis souffler le nom des îles Lipari ; le bagne …  Adulte, j’ai feuilleté un catalogue de voyages et suis tombée sur les îles de rêve, les îles Lipari ! Merci bien, j’ai failli y aller et tous frais payés par l’Italie de Mussolini.

Mon père faisait ses tournées en voiture. Il se passait de chauffeur car celui-ci souffrait de tuberculose et toussait à fendre l’âme. Ma mère et moi, malgré l’épisode de l’officier italien, le suivions. Je comprenais son raisonnement : «  Nous serons tous ensemble au cas où ». Ma grand-mère préférait garder la maison : « Sans ça les carabiniers  camperaient dans la salle  à manger ». Sur une route nous eûmes une alerte qui fut la grande peur physique de ma  vie : les  voitures furent arrêtées à un barrage. Un sous-officier faisait de grands gestes et nous fit descendre. Il avait trouvé sur  la chaussée une grenade qui avait sans doute roulé de leur camion. Il expliquait qu’il allait la faire sauter. J’avais entendu parler de grenades dégoupillées qui explosaient dans les mains. Et s’il la lançait sur nous ? Il la lança dans le fossé d’un geste ample et théâtral. Ce fut un petit feu d’artifice et l’Italien riait de nous avoir terrifié avant de remonter dans son command- car. Pour parcourir les derniers kilomètres nous dûmes monter sur des mulets. Les bêtes étaient durement bâtées d’arceaux métalliques sur lesquelles il fallait faire de la voltige car ces créatures diaboliques suivaient les terrains escarpés et plongeaient la tête la première. « Leur pied est sur » disait le muletier,  encourageant ma mère qui pourtant ne se plaignait pas mais grimaçait. Nous avions les fesses et les cuisses meurtries. Nous arrivâmes dans un petit village de la Castagniccia. Quelques maisons grises ; à l’écart, une église avec un clocher branlant. Le curé vint accueillir mon père. Un grand beau garçon, bien bâti. « Trop bien bâti avait chuchoté le maire voisin. L’évêché  l’a placé  ici en exil. C’est pourtant un bon garçon. Il est avec nous ». Mais la voix  baissa d’un ton avec des mots imperceptibles dont je ne perdis pas une miette « Il faisait trop de ravages parmi les femmes et les filles. Ici, il n’y en a pas ». Le curé apostropha le jeune garçon qui apportait sur son épaule un énorme jambon de sanglier que mon père lui avait acheté et qu’il tenait d’un chasseur. Il lui  donna une petite tape sur la tête : « On ne montre pas le Saint- Sacrement à tout le monde, imbécile !» Cela me choque un peu dans mon  expérience artistique. J’adorais  les ostensoirs dorés ou argentés incrustés de pierres ou de cailloux du Rhin, tout le clinquant des chasubles exposées pour les fêtes, dans la sacristies de l’Eglise de l’Annonciation. Les religieuses les avaient brodées, ainsi que les mitres et les napperons qui recouvraient les ciboires d’or. Et ces belles boites à hosties  et les reliquaires où les dents étaient montées sur des roses d’argent tremblotantes à moins qu’elles ne soient incrustées dans un dentier de cristal ! Et  les os qui formaient des dessins mystérieux sur des écrans de bois. Que de surprises et de mystères dans les recoins des chapelles crasseuses mais parfumées d’encens. Mystère aussi autour de la chapelle de la Sainte-Croix  et de ses pénitents qui portaient la statue du saint le Jeudi-Saint parmi les flambeaux lors de la Granitula. Mais le plus angoissant  était l’énigme du pénitent qui portait la croix le Vendredi- Saint. Les enfants jetaient des fleurs, les femmes faisaient tourner leur rosaire. A  travers les fentes de la cagoule, on distinguait des yeux perçants. Quel était le criminel qui, cette année, avait été choisi pour expier ses péchés, plus  lourds que le bois sous lequel il ployait ? Les chants furent troublés par le gloussement de deux filles, moulées dans un tailleur qui dessinait leurs seins et leur croupe. Elles riaient en rejetant leurs longs cheveux noirs et bouclés, lançant des œillades aux deux beaux officiers italiens qui les escortaient. Leur gouvernement avaient mis à l’abri en Corse les fils des hiérarques, des notables et de l’aristocratie pour leur épargner le front de l’Est, la Russie glaciale et mortelle. La fine fleur de la jeunesse paradait dans les uniformes gris ou bleuâtres mais n’allait jamais aux offices se mêler aux fidèles.  Ma mère me mena à une veillée funèbre : une voisine très âgée qui reposait dans sa chambre, entourée de la famille ; les hommes se tenaient à l’écart. Soudain quatre femmes surgirent et commencèrent un long  lamento, plaintif et bas d’abord puis leurs voix s’enflèrent, jusqu’au cri de  désespoir mais toujours modulé  tandis que les  autres femmes se balançaient sur leur chaise, sortant des mouchoirs. La mélopée s’accentua  jusqu’au tragique et ma  mère m’entraina  au dehors. C’était le vocero, repris, je le sus grâce à mes études de latin, des pleureuses professionnelles recrutées pour les enterrements romains. J’étais assez détachée de ces pratiques car on ne m’avait pas baptisée : mon père était protestant, ma mère catholique ; tous deux avaient décidé que je choisirai  à ma majorité intellectuelle qui fut fixée à 12 ans. 

Même décalage pour mon éducation que je fis  par moi-même  à travers les livres. Nos caisses avaient  été forcées et pillées tandis qu’elles attendaient sur un quai de Marseille notre embarquement pour  la Corse. Il tarda pendant des semaines, le Napoléon Bonaparte voulant profiter d’une trêve entre les sous-marins pour naviguer entre leurs torpilles. Quelques caisses échappèrent au pillage. Pas celle où se trouvaient les petites cuillers en argent massif de l’arrière grand-mère Chancogne de Tlemcen ; mais on retrouva  le deuxième volume du Dictionnaire illustré Larousse. Je devins incollable de la lettre L à Z. Pour A à K, j’ai toujours des lacunes. La mythologie gréco-romaine illustrée devint à proprement parler ma Bible et le resterait. Il y avait aussi Atala, René et les Natchez et je jouais en juin à la journée de la Folle avoine comme la jeune Indienne. L’Odyssée d’Homère faisait partie des rescapés et des poèmes de Mistral en provençal qui furent ma dernière cartouche lorsque j’eus tout épuisé. J’oubliais une Histoire de la peinture aux 17 ° et 18 °siècles, annotée par ma mère lorsqu’elle faisait sa propédeutique à l’Université d’Alger et avait oublié de restituer l’ouvrage. Je lisais couramment mais je ne savais pas la différence entre attribut et épithète. Je lisais comme certains jouent du piano d’instinct ou chantent sans savoir solfier, à l’oreille. Les autres enfants lisaient aussi ce qui leur tombait sous la main, c'est-à-dire fort peu, à part les illustrés. On attendait …

Un jour mon père vit arriver une délégation de Cortenais qui lui demandèrent de les rejoindre. Mon père, contacté  auparavant, joua la prudence et s’étonna des risques qu’ils prenaient, étant donnée sa situation. « On sait que vous tenez tête au colonel Quercia  au point de lui donner des attaques de nerfs. Et puis votre fille a dit à nos enfants que  quand les Américains débarqueraient, elle fumerait une cigarette !  Alors .. . » Ma mère mise au courant me regarda  et, avec la froideur stoïque d’une pupille de la Nation ( Son père  avait disparu dans un transport de troupes en rade d’Oran en 1915 ) dit : «  Cette enfant nous fera tous fusiller ! » S’ensuivirent des allées et venues à la pharmacie qui servait de boite à la lettre. Ma mère et la fille du pharmacien circulaient au soir tombé pour échanger des messages. Une nuit, des flambeaux trouèrent la nuit. Des manifestants chantaient devant la sous-préfecture. Ils voulaient porter en triomphe mon père qui se déroba. La veille, il avait obtenu la libération de ces hommes de la citadelle. Le colonel Quercia avait menacé mon père en disant qu’ils étaient communistes et mon père de répondre : «Je dois faire libérer tous les Français innocents ». L’autre avait hurlé « Lipari, Lipari à moins que ce ne soit Elba, Elba » .  Les manifestants prirent aussitôt le maquis et préparèrent le débarquement.

On attendait …On trompait sa faim avec des châtaignes grillées. Un matin, ce fut l’explosion, le délire dans notre troupe. Un gamin signala « leur » arrivée sur le cours Pascal Paoli. Il y avait des camions, peints en beige et de jeeps, beaucoup de jeeps. Nous courûmes et c’était vrai ! Des officiers, des soldats  bronzés par soleil, en uniforme kaki,  manches retroussées sur leurs bras dorés. Ils n’étaient pas au garde à vous mais semblaient attendre. Nous nous ruâmes sur ces beaux soldats pour les embrasser, les étreindre : « Vive les Américains » ! Des Cortenais qui les épiaient par l’embrasure des portes se jetèrent sur nous et nous entrainèrent à l’abri. Les plus zélés de ces patriotes de sept  ans reçurent des trempes mémorables. On me ramena, stupéfaite, à ma mère qui leva les yeux au ciel. C’étaient les débris de l’armée de Rommel, le renard des sables, rapatriés d’Afrique. On les mettait à l’abri avant de les réexpédier vers d’autres fronts. Ils étaient blonds, ils sentaient bon le sable chaud mais ce n’étaient pas eux. C’étaient des vert- de- gris camouflés. Pourtant le débarquement se fit enfin mais déjà toute l’île s’était soulevée.  Nous agitions de petits drapeaux dans le cours mais personne ne vint. Mon père avait pavoisé la sous- préfecture aux couleurs de la France et de ses alliés. Cela pendait de toutes les fenêtres de la bâtisse grise et lui donnait des couleurs gaies. Un coup de téléphone. Mon père chuchota : « Ils ne viendront pas. Au contraire les Allemands se détournent vers Corte  au lieu d’aller à Bastia les combattre. Nous n’enlèverons pas les drapeaux. Fusillés pour fusillés ! » Je crois qu’il ne voulait pas donner ce plaisir au colonel Quercia qui se terrait aux aguets dans sa Commandantura. La nuit fut longue. J’appris le sens du mot attente d’où mes  impatiences d’adulte. Finalement les Allemands se détournèrent sur Bastia et nous dormîmes au petit  jour.

En 1943, c’était l’été, nous les vîmes enfin. Ils avaient débarqué à l’île d’Elbe et daignèrent s’intéresser à nous. Sur la place Pascal Paoli s’assemblèrent des tirailleurs marocains, les thabors, avec des turbans rayés, des djellabas ceinturées. Je retrouvais des silhouettes familières et rassurantes, perdues dans mes souvenirs de la toute première enfance  à Casablanca, Rabat et dans le bled. J’applaudissais : Ils avaient leur mascotte, un bouc magnifique avec des cornes toutes  contournées. Nous fûmes fascinés, oubliant d’agiter nos petits  drapeaux qui pouvaient enfin servir.  Certes ce n’étaient pas les chèvres qui manquaient dans la campagne mais elles étaient conduites par de vilains boucs, aux poils emmêlés, crasseux et puants. Celui -là était géant, tout blanc, bien peigné, avec un port impérial. « Ils partent pour le front dit un homme bien informé. Des forces italiennes qui ont lâché le Duce vont les appuyer ». . .

Le défilé des visiteurs avait commencé : des officiers généraux ou subalternes. On m’avait appris à saluer selon les grades : étoiles : général, cinq barrettes : colonel, quatre et trois, commandant et capitaine. Au dessous, on disait monsieur. J’appris plus tard que pour Talleyrand, l’homme ne commençait qu’au baron ! Il y avait aussi des civils qui venaient d’Alger et qui jouaient les importants, parlaient haut et fort. Ma mère avait préparé un grand saladier avec des litres de vin blanc, du sucre et de l’eau pour allonger avec des verres d’alcool de myrte pour corser le tout. Il fallait connaitre la dose : un peu trop  et cela ressemblait à du liniment pour les entorses. Un officiel chuchota : « Quelle bibine on nous donne ! Ni whisky ni cognac ». Et dire que nous avions sacrifié pour eux notre ration de sucre. Parmi les visiteurs un général en képi souleva l’enthousiasme des Cortenais qui, à son passage, criaient «  Vive de Gaulle ! » Mais il s’appelait Giraud. Il n’y avait  ni photos ni journaux pour nous renseigner. C’était un général français. Dans ses mémoires, il écrivit « J’entrais à Corte sous les acclamations » mais il n’a pas  dit lesquelles. En  tous les cas, « il fit l’affaire » comme dirent les résistants car je vis escalader les marches de la sous- préfecture par le général italien, blême, les jambes tendues, le dos ployé, sous l’œil triomphant de mon père qui l’accompagna   jusqu’au salon. Il y signa sa capitulation. La vengeance fut prompte : Allemands et Italiens commencèrent leurs bombardements en règle autour de Corte. Ils débutèrent par des villages éloignés puis rapprochés. Ma mère et des dames de la Croix Rouge comme on disait, allèrent recevoir les premiers blessés à la citadelle. Après une attente de plomb, le rythme des évènements s’était accéléré comme dans ces vieux films muets où les gens courent à toutes   jambes. Le général  de Gaulle arriva enfin. Il fut acclamé place Paoli. Les femmes se précipitaient sur lui pour l’embrasser. Les communistes du mouvement des Femmes Populaires qu’on appelai les Femmes-Popu étaient le plus acharnées, revendiquant même l’exclusivité pour leurs étreintes que le général tentait d’esquiver. Il était plus à l’aise lorsque, tout seul, il entonnait la Marseillaise reprise en chœur. Il vint à la sous- préfecture et dut baisser la tête pour passer sous le drapeau frappé de la croix de Lorraine. Il ne sut pas les prodiges d’ingéniosité de ma mère et de ma grand- mère. Faute de tissu, introuvable dans Corte, elles le découpèrent dans un drap de lit et brodèrent la croix avec du cordonnet bleu détaché d’un antique rideau du salon. (Ce drapeau  fut increvable : Lorsque le général vint à Verdun pour le Cinquantenaire de la bataille, en 1965, il passa  sous le fameux drapeau qui pendait, à peine jauni, de l’escalier d’honneur de la sous- préfecture. Le président de la République fut sensible à l’histoire du drapeau, car c’est en Corse qu’il avait reçu, pour la première fois, l’onction du peuple.) Il  salua les notables dans le bureau, posa pour les photographes - les reporters américains étaient avides d’images, tout  surpris par l’enthousiasme général) ; il  embrassa les petites filles avec bonne grâce et ma mère le débarrassa des bouquets qui l’encombraient. J’observais pendant son baiser qu’il avait les joues tannées et qu’avec son nez en promontoire, il ressemblait à ces médailles de terre cuites antiques qu’on voit suspendues au mur des églises.

C’était en septembre. Les raisins avaient remplacé les châtaignes dans les compotiers. Leurs grains étaient rouges ou blancs, acides ou sucrés, toujours parfumés. Ma grand- mère en faisait du raisiné, une pâte collante et brunâtre qui  avait  pour seule vertu de se passer de sucre à la cuisson. Un combattant français, en permission de l’île d’Elbe et reçu chez nous, avait eu la gentillesse de nous apporter une gros bidon de beurre, pris dans les réserves abandonnées dans leur fuite par les Allemands. Du beurre allemand. Ma mère remarqua qu’il avait dû être réquisitionné en France chez nos paysans. Ce matin là, nous le mangions en tartine pour accompagner la tranche de sanglier lorsque mon père sortit de son bureau en coup de vent : « Je dois donner l’alerte et elle est sévère ! Sortez vite ! » Nous nous levâmes  et ma mère me poussa vers le jardin sans savoir que nous allions au devant de la première  bombe. Ma grand- mère tarda  car elle voulait mettre en sûreté dans le vaisselier le reste de ce sanglier béni. Au coin de la maison, la bombe  avait déjà éclaté à notre arrivée dans le terrain vague qui nous séparait des deux immeubles. Un souffle immense nous projeta à terre. Une fumée jaune, âcre, nous prit  aux narines et aux poumons, cachant les corps étendus ou assis. Certains ne bougeaient pas, figés de peur ; d’autres étaient secoués de toux. Ma mère fut soulevée de la barrière à laquelle elle se cramponnait, lâchant ma main. Je vis ses jambes s’agiter en l’air comme celles d’une poupée disloquée puis retomber sur les fils barbelés qui déchiraient ses bas et sa chair. Une secrétaire tentait de se frayer un passage et restait coincée au niveau des seins. Ma mère en rampant la tira vers elle puis elles s’effondrèrent l’une contre l’autre. Les avions revinrent : ils étaient deux mais lâchèrent leur bombe beaucoup plus loin puis virèrent de bord dans un mouvement des ailes qui semblait narguer leurs victimes. J’avais envie de leur montrer du poing car j’estimais la partie inégale. Mon père apparut sur le perron, la figure noircie, tenant ma grand- mère enlacée, la robe en lambeaux et la figure ensanglantée. « Raphaël, où es-tu  Raphaël ? »  J’avais aperçu sa grand- mère accroupie et hébétée. C’était mon préféré parmi mes camarades de jeu  car il était délicat et attentionné et ne me faisait jamais de niches. A onze heures, après nos jeux, nous allions dans l’immeuble voisin où sa grand- mère, mince et très pâle sous ses bandeaux de cheveux noirs, lui tendait un morceau de sucre, un rituel pour le réconforter . Je n’y vais pas droit à cause de mes crises d’acétonurie mais elle pressait selon la saison une tomate ou un citron. C’étaient des juifs, tout Corte le savait. Ils se cachaient à peine mais personne n’aurait eu la pensée de les dénoncer. Elle était là, immobile, et contre sa cuisse j’aperçus le petit visage  surmonté de ses lourdes boucles brunes. Je le voyais de profil et il avait dans sa tempe une longue incrustation dorée. Je m’accroupis et rampais vers lui. Je ramassais des fragments de métal encore chauds, très brillants et étrangement dentelés en forme d’îles ou de dragons : Les fragments de la bombe. (J’ai gardé longtemps l’un deux, caché comme une chose  honteuse et infâmante parmi mes petits bijoux. Puis je l’ai perdu au cours d’un de nos déménagements). Les sirènes s’étaient  déchaînées, nous tirant de la stupeur. Des sauveteurs arrivaient avec  des  brancards tirés des ambulances. Ils eurent du mal à sortir des gravats de la sous-préfecture un employé qu’on recouvrit d’un drap comme Raphaël. Ma grand- mère marcha vers l’ambulance après un pansement de fortune  comme ma mère et la secrétaire qui titubaient. Tout le monde brusquement avait disparu, je restais debout à côté de mon père. Tout un pan de la sous- préfecture s’était effondré, laissant échapper des tuiles, des plaques de marbre brisé des fragments de meubles, des soupières fracassées, des tableaux éventrées.

-        Est- ce que c’est un rêve ?,

-        Non malheureusement dit mon père en souriant tristement. Ce n’est pas un rêve.

Je m’approchais fascinée de la maison et je fus stupéfaite : un petit service à thé chinois bleu et blanc, un tête- à -tête minuscule, était posé sur son plateau intact, parmi les débris informes. L’absurdité des  choses m’apparut. Et les survivants ne devraient pas se culpabiliser tant la Fortuna des Anciens est injuste, aveugle et exactement  représentée avec un bandeau. Je n’osais pas prendre ces vestiges car ils me semblaient souillés à jamais, contaminés. Des pillards n’eurent pas le même dégoût ni des scrupules, car il disparut comme tout ce qui était facile à emporter. Et cela malgré la présence des carabiniers revenus, sauf deux factionnaires tués sur place,   après avoir disparu opportunément depuis la veille du bombardement de la Commandatura avec  tous leurs occupants. Ils avaient vraisemblablement été avertis du raid meurtrier  par les Allemands.     

Le destin de ces porcelaines était invraisemblable et incongru comme leur origine. Il m’avait été offert par deux demoiselles qui me donnaient des leçons, de piano pour la plus âgée, maigre et sèche. Elle dut renoncer car mes doigts restaient rebelles. Sa cadette, une belle femme encore, bien enrobée et pétulante, entreprit de me faire chanter quelques airs ; je fus conquise et suivis avec application sa voix dont je tentais d’imiter les inflexions. Je crois qu’elle avait été cantatrice peu de temps avant de s’installer avec sa sœur, pour vivre de rentes et de fermages. Comme elles habitaient une immense maison, les occupants leur avaient imposé un locataire. C’était un officier-elles disaient le major- et je n’ai jamais su son nom. Je le croisais parfois dans le couloir. Il traversait le salon discrètement. Grand, un peu lourd avec un  visage arrondi sans  caractéristiques. J’avais reçu le cadeau  des porcelaines qui me fascinaient dans leur vitrine et qu’on me permettait de toucher lorsque j’avais bien chanté et je venais pour une autre leçon lorsque j’entendis la Marseillaise chantée à pleine voix par la demoiselle B. En ouvrant la porte, j’eus la surprise de ma vie. Ce n’était pas la sœur aînée qui l’accompagnait mais le major, ses grasses mains blanches posées sur les touches. L’Italien ! tandis qu’elle se grisait de son chant, la tête renversée en arrière, le chignon croulant sur sa nuque ; je refermais la porte et descendis très vite l’escalier. Je ne parlais à personne de la scène et revis avec la plus parfait naturel du monde les demoiselles étrangement patriotes. Toujours ce silence et ces non- dit.

 Nous n’avions plus de toit et fûmes logés à la campagne chez la présidente de la Croix rouge et son mari à quelques kilomètres de Corte. Nous logions dans les combles, dans un dortoir improvisé. Je dormais avec ma grand- mère. Un chirurgien militaire italien avait recousu habilement la longue plaie qui traversait sa joue. On lui avait donné des calmants et j’avais toujours peur qu’elle ne se réveille pas de son sommeil pesant comme celui  de  Raphaël. Mes parents étaient séparés de nous par une mince cloison et j’entendais le halètement de ma mère et parfois sa suffocation. Mon père lui versait un sirop inefficace car en plus ils avaient lâché des bombes soufflantes. Les deux carabiniers de faction avaient été tués mais le colonel Quercia qui était parti la veille de ce  terrible 23 septembre, se mettre à l’abri, était revenu. Je récapitulais tout cela quand je ne dormais pas mais il ne me restait que des images, ce que j’appelais mes vignettes. La vie s’organisa mon père repartit dans la sous-préfecture et travailla devant son bureau fracassé par un énorme éclat ; le téléphone avait été rétabli mais il chercha une nouvelle habitation car les pluies d’automne commençaient et la maison prenait l’eau. Ma mère et notre hôtesse retournèrent à l’hôpital. Ma grand- mère se reposait après quelques tours au jardin. Je restais avec le vieux monsieur dans sa bibliothèque qui me fascina. Il était amateur de livres anciens et avait été diplomate en Orient. Il m’en ouvrit les portes grâce à des cartes et des photos : Constantinople devenue  Istanbul me fut aussi familière que mon Casablanca d’enfance ou Rabat, Belgrade, Bucarest, les flots du Danube, les Dardanelles, les Détroits et la Corne d’Or, Sainte Sophie et la Mosquée Bleue. Sa femme, à son retour, m’arracha des mains un livre Haremlik qui racontait la vie des recluses de Turquie  et leurs intrigues. (Je n’ai jamais retrouvé le nom de l’auteur ni le livre chez les bouquinistes). «  Ce n’est pas de ton âge » me dit-elle. Puis elle me le rendit en soupirant. Je n’avais plus d’âge en effet.. . J’admirais sur une photo une beauté qui me sidéra avec des traits de statue grecque, une chevelure ondulée et de longs voiles blancs ; je lus tout en bas : la reine Draga et je la montrai à mon mentor. « Qu’elle était belle ! »  «  Trop belle soupira t-il. Tout le malheur vient de là ».  J’appris que la beauté que j’admirais naïvement pouvait être un fardeau et même un grave danger. Elle avait été la dame d’honneur de la reine- mère de Serbie. L’héritier du trône s’en était épris et l’avait épousé. Mais les nobles méprisaient une roturière, une Draga Maschin. J’aimais ce nom de dragée. Ce fut un prétexte pour destituer le roi son mari. Car les Noirs, les Karageogevitch ne voulaient pas  d’un roi d’un clan rival, les Obrénovitch. Ils menèrent un complot, ameutèrent la foule. Les conjurés défenestrèrent le roi. Le vieux monsieur me raconta  qu’en pleine nuit les diplomates étrangers furent convoqués  pour constater la fin de cette monarchies . « Nous restions tous paralysés sous la fenêtre avec le roi écrasé  à terre » ! Il se leva et alla regarder par la fenêtre les châtaigniers paisibles, les feuilles à peine agitées par le vent, le chat qui dormait en boule près d’un buisson de myrte, au loin le vallon bleu. Je lus et à la fin du livre, j’appris ce qu’il ne m’avait pas dit.  Avant de défenestrer la reine, les conjurés l’avaient éventrée car elle était enceinte et qu’il ne fallait pas qu’il y ait jamais un Obrénovitch, fils d’une Maschin, sur le trône de Serbie. Ainsi, pour l’horreur, ce n’était pas mieux avant …

Le soir, nous nous réunissions  autour d’un feu de sarments et de souches de châtaigniers. Les hommes buvaient du vin et  grignotaient des tranches de saucisson de sanglier avec les châtaignes tandis que le maître de maison activait les braises. Ces jeunes hommes venaient du maquis voisin. Ils avaient fui le STO pour la plupart, en emportant sur les conseils de mon père, les vêtements chauds, les gros souliers cloutés et les outils dont l’île, à part les Italiens n’était plus approvisionnée. Mon chandail d’hiver avait des mailles lâches aux coudes et je sentais les cailloux à travers mes semelles trop minces. Frileuse après mes crises d’acétone, je passais la veillée sous une couverture, et notre hôtesse, en me bordant, grondait son mari qui me surexcitait le cerveau avec ses histoires ; je guettais l’apparition d’un grand jeune homme souriant et qui apportait une odeur de plantes aromatiques, d’herbes et de pins, car il s’appelait Ours. Ses parents lui avaient donné ce prénom car ses trois frères et sœurs étaient morts en bas- âge. Il se disait que l’ourse qui régnait sur la Castagniccia les avait emportés. Pour conjurer sa malveillance, on l’avait donc  promue marraine. Je guettais ses gestes, craignant de voir surgir des ongles, pousser des poils sur ses mains et ses avant- bras. Mais rien ne se produisit et je regardais  les flammes bleuir sur les souches. Je n’avais pas vu d’ours d’ailleurs autour de la longue maison, si loin que j’osais aller. Des renards, oui, qui apparaissaient le museau barbouillée de jaune d’œuf, après s’être infiltré dans le poulailler. Je m’enhardis à suivre Tito, le fils tardif du diplomate, un mauvais sujet de onze ans, désœuvré et malfaisant qui me pinçait sournoisement ou me tirait les cheveux. Il était jaloux que son père me prête des livres et me conte des histoires, lui qui n’avait jamais pu en lire un ni écouter l’autre, occupé à regarder des illustrés  dont certains remontaient d’ailleurs au déluge : aux années 1930. Sa chatte se blottissait dans mes bras  lorsque je lisais car elle  aspirait au calme ce qui augmentait sa rancœur jalouse mais il avait aussi son bon côté car il m’emmenait dans ses expéditions à la recherche d’écureuils, satisfait de se pavaner et de jouer au chasseur. Car il tirait sur des grives avec sa fronde et il rapportait les oiselets enfilés sur un bâton. Les grives rôtissaient le soir sur les sarments,  juteuses à croquer ; les gourmets raffolaient de leur gésier rempli de  baies de genièvre qui leur donnaient ce parfum particulier. Je me contentais des cuisses que la chatte tentait d’un coup de patte précis d’extraire de ma bouche. Un jour je me laissais entrainer à la poursuite de la fameuse ourse qu’il disait  avoir aperçue. En vain. Alors il prétendit me montrer un secret. Il ne s’agissait que de  ces tombeaux familiaux   que les paysans riches font construire sur leurs terres. Celui- ci était ébranlée par le temps et les intempéries  et abandonné. Mais Tito me fit signe de le suivre dans le petit couloir souterrain. Parmi des éboulis, au milieu de planches de bois pourries, il y avait des crânes épars -  quatre- et quelques os longs ; des jambes et de bras, rongés et percés de trous. Je ne sais quelle bête  avait pu les ronger. Tito espérait des cris, des pleurs, une crise de nerfs. Mais j’avais été nourrie d’histoire romaine et mythologique et mes héros dînaient devant des crânes couronnés de fleurs. J’observai ces boites encore solides aux mâchoires portant quelques dents noircies. Peut- être en avaient-ils perdus la plupart –avant-  ces paysans farouches de la Castagniccia. Les tympans étaient recouverts de mousse. C’est là  que c’était incrusté l’éclat métallique et je me demandais pourquoi il n’avait pas mieux résisté chez mon petit camarade. Je restais immobile. Tito était gagné lui aussi par une sorte de mélancolie et mâchonnait un brin de graminée. Nous rentrâmes côte à côte. Il ne sortit pas sa  fronde pour tirer sur un écureuil qui  sautait d’une branche. Il ne me tourmenta  plus.

Du  reste  ma mère m’annonça que je l’accompagnerai à l’hôpital : Il y avait parmi les victimes du précédent bombardement, une petite fille brûlée et qui guérissait lentement. Les médecins la trouvaient triste et je devrais jouer avec elle. Elle avait douze ans peut-être, grande, élancée, le corps caché par une housse de coton ; les bras en sortaient, couverts de pansements. Les jambes portaient des croûtes colorées en jaune par le désinfectant. Les grands yeux s’ouvraient, expressifs dans un visage intact mais la chevelure qui avait été rasée, repoussait en toit de chaume ; couleur orangée semblable à la fourrure  d’un lièvre. Elle ne pouvait pas parler car sa gorge avait été brûlée par la fumée et les scories. Elle venait d’un petit village dont j’ai oublié le nom autant que son prénom. Nous communiquions par le regard et elle était très vive. Nous nous faufilions près des lits, observant  entre les rideaux les patients. Les moins atteints étaient en dortoirs et parlaient entre eux ou somnolaient. Elle m’entraina dans des  courses le long des couloirs. Je poussais de toutes mes forces les chariots à pansements oubliés  où elle se juchait. Elle ne pesait pas plus qu’un petit chien. Mais elle souriait. Nous regardions la plupart du temps par les  hautes et étroites fenêtres le spectacle de la cour. Des prisonniers de droit commun jouaient au ballon sous l’œil morne d’un surveillant. Ils avaient remplacé les prisonniers politiques lorsque la citadelle était une prison tenue par les Italiens. On disait qu’on les torturait dans les souterrains. Pour atteindre la citadelle, ma mère et moi avions dû  grimper le long de rampes escarpées pavées de petits  galets. Ma mère ahanait et faisait halte à chaque tournant. Cette forteresse  avait été construite au XV ° siècle ainsi que l’indiquait une vieille plaque d’émail. Elle était flanquée de tours rondes puis avait été aménagée au XVIII° d’après les plans de Vauban selon une vieille pancarte. A l’intérieur les bâtiments étaient gris et tristes : des casernes. Les chasseurs alpins les avaient quitté, une partie pour rentrer en Italie, une autre pour rejoindre les fameux Thabors du Maroc ou les goumiers du général Gambiez dont mon père parlait sans arrêt à la veillée  avec les maquisards. L’hôpital occupait la partie la plus ancienne  avec des voûtes immenses, des espaces interminables que des cloisons vétustes avaient fragmenté en chambres, en salles d’opération ou de soins.. Nous allions partout  mais nous n’avions jamais pénétré dans un espace délimité par une énorme pancarte,  avec écrit : « Maladies vénériennes ». Nous ne savions pas de quoi il s’agissait mais nous imaginions que l’air devait y être pestilentiel pour mériter une telle signalisation. Un jour cependant je suivis avec inquiétude  ma mère qui osait y pénétrer appelée en renfort par une dame de la Croix Rouge. Un grand soldat noir se débattait, le torse nu très musclé tandis que la dame entreprenait de le frotter avec une pommade. Il tentait de l’orienter  vers une zone de son corps cachée par le drap. « You are Patalo ! good for you disait la dame qui avait dû s’initier aux rudiments de l’anglais avec l’afflux des blessés américains. « No Patalo ! I am Job Burnham !répétait le malade exaspéré en frappant son torse de bronze. Ma mère appelée en expertise regarda l’ordonnance et dit avec un petit sourire : «  Il a raison .Ce n’est pas Patalo, mais pâtes à l’eau, son régime, et la crème désinfectante doit être appliquée sur une autre partie de son corps. La dame poussa un cri, souleva le rideau en nous bousculant, sa pudeur offensée, et courut chercher un infirmier italien. Faute de personnel, les dames nous avaient confié une mission : distribuer des biscuits de soldat aux convalescents. Nous primes les cartons. J’en goûtais : rectangulaire, doré, il était appétissant mais si dur qu’il fallait avoir des dents solides. Les personnes âgées à dentier devaient les tremper dans leur verre d’eau. Nous commençâmes la distribution : deux par personne. Devant le couple de petits vieux tout souriant d’espérance, nous sortîmes nos derniers biscuits. Ils étaient remplis d’asticots blancs et charnus. Pleines de honte nous nous sauvâmes après leur dépôt précipité sur la table de nuit. J’étais morte de honte. La petite  brûlée prit l’initiative de le strier et de débarrasser d’un tour de main les biscuits des asticots en les frottant contre ses pansements. Je découvris des paquets de gaze propre et le travail s’organisa, méthodique : les asticots par terre, les biscuits propres dans la corbeille, les plus douteux dans le carton. Un matin le médecin- chef  s’approcha de moi. C’était un Italien un peu rondouillard aux yeux vifs et noirs derrière ses lunettes . Il  avait tenu à soigner ma grand-mère actionnant sa lancette pour ponctionner les petites poches de  pus  qui s’étaient accumulées dans la cicatrice, créant des boursouflures. Il lui avait administré les sulfamides apportés par les Américains. Il ne lui resterait qu’un mince bourrelet. Je la consolai en l’embrassant et en lui affirmant que ça ne lui ferait qu’une petite  raie de plus ! Il parlait bien le français avec un fort accent. Il m’appela  Piccola, petite, et m’expliqua qu’il avait un blessé qui avait brûlé dans son tank, au col de San Stefano. Il allait mourir et réclamait sa fille. J’avais son âge et je devrais jouer son rôle. Je n’avais surtout rien à dire ; seulement lui laisser prendre ma main. La chambre  était loin des dortoirs gris et toujours sales où s’entassaient les lits  séparés seulement par des paravents lorsque les gens allaient mourir. Et ils le comprenaient aussitôt sans avoir besoin d’un diagnostic. Elle me parut étrange, toute drapée de blanc avec des rideaux de tulle autour du lit, le voilant à demi. Trois officiers aux bottes brillantes, aux uniformes impeccables, se parlaient à voix basse mais en faisant des gestes dramatiques avec leurs mains. Tout était blanc et étrangement poétique mais l’odeur me saisit, jamais perçue, que ne pouvaient combattre ni le formol, ni l’éther, ni la créosote que j’avais appris distinguer selon les salles. C’était une odeur sucrée et écœurante comme si la chair humaine était sucre. Le blessé pourrissait vivant. Je découvris une momie de gaze où les yeux  seuls  bougeaient. Il gémissait et murmurait un prénom  en a. Avec autorité, le médecin me poussa contre le lit et prit la main emmaillotée pour le poser sur mes cheveux. Le blessé s’apaisa ; la main se fit plus lourde. Je restais pétrifiée, indifférente à la puanteur douçâtre. J’avais honte. Je l’avais trahi, je n’étais pas une petite Italienne et surtout j’avais le sentiment d’avoir pactisé avec l’ennemi. Il avait eu beau me dire que l’officier avait été attaqué par les Allemands, que c’était un rallié aux goumiers du bouc royal, ma conscience était lourde. Le médecin me libéra, me remercia. Je courus retrouver la Brûlée qui ouvrit tout grand des yeux compatissants car  mon visage devait être blanc. Je ne lui dis rien et nous reprîmes notre tri des biscuits. Le lendemain, ses parents vinrent la chercher et nous échangeâmes un long regard de regret. Je ne revins plus à l’hôpital. Nous  emménageâmes bientôt dans une grande villa banale, à la mode provençale avec des tuiles rouges, des terrasses, des pergolas. Nous installâmes les tapis dépoussiérés, les tableaux orientalistes de ma mère dont la toile n’avait pas crevé et les meubles de la sous-préfecture qui avaient résisté à l’écrasement. Mon père avait refusé de faire une déclaration de dommages de guerre, estimant indigne de se faire rembourser alors que son secrétaire général, un ancien combattant de l’autre était mort sous les gravats. J’eus la bonne fortune de retrouver mes livres, le dictionnaire de L à Z était simplement balafré sur sa longueur. Nous reprîmes nos jeux dans les jardins. De temps en temps, je regardais en direction de l’ancienne maison, peu éloignée. Dans quelques mois, il n’en  resterait que des pierres. Et le souvenir du bombardement nous poursuivait. Un matin alors que nous jouions, nous entendîmes un bourdonnement sous la couverture épaisse de nuages déjà épais, car nous étions en novembre. Nous nous mîmes à ramper parmi les plantes folles pour nous cacher en poussant des cris. Ma mère du balcon nous cria de nous relever et de revenir. Il n’y avait pas de danger : « Ce sont des forteresse volantes américaines. Elles vont bombarder l’Italie du Sud ». Un Napolitain, vingt ans plus tard, me racontera leurs dégâts et avec le côté pince- sans-rire de certains rescapé, ajouta : « Ils ont achevé à Pompéi le travail du Vésuve ! » Mais nous continuons notre reptation, nous égratignant aux  épineux et aux chardons,  avec  le sentiment à la fois de jouer à la guerre et pleins aussi d’une méfiance envers ces maudits oiseaux et leurs  terribles œufs.

Le ballet des visiteurs continua : de hauts- commissaires du peuple, de futurs hauts-commissaires du peuple, des journalistes venus voir « le laboratoire corse de la Libération ». Nous mangions toujours aussi mal. Des dames venues d’Alger distribuèrent des chandails ; Ils étaient tricotés avec une laine rêche et grisâtre, prélevée sur quelques malheureux moutons de Kabylie. Elle grattait. Notre troupe, ainsi déguisée mais protégée de la fraicheur, allait guetter les camions américains conduits par de grands soldats noirs et souriants qui nous lançaient de délicieux  chewing -gum. Nos parents nous interdisaient en vain de faire les mendiants. Un jour à la sous- préfecture mon père reçut un officiel américain qui devait faire une brillante carrière à Washington. J’avais pourtant l’impression qu’il était déjà centenaire avec son complet noir ; il me prit sur ces genoux après m’avoir offert une boite de bonbons spongieux qui fondaient dans la bouche. Ils n’avaient aucun goût connu « Candies, on dit bonbons en France n’est- ce pas ? » Il avait un sourire engageant – Elle ne sait pas dit ma mère, elle n’a jamais mangé de bonbons ; Elle était trop jeune quand tout  a commencé. « Jamais de candies » et cet homme ému essuya une larme.  Jamais de candies ! S’il avait su le reste !

Nous partîmes pour Ajaccio prendre l’avion pour Tunis où mon père avait été nommé, avec une escale à Alger.  Je fus éblouie par la ville, ses grandes avenues, ses palais, ses statues, ses  rideaux de bougainvillées roses, pourpre ou corail qui croulaient jusqu’aux  balcons, ses orangers et surtout la mer. Nous sommes montés, ultime vengeance, dans un Messerschmitt, pris aux Allemands. Je frémis pourtant d’appréhension en pensant à  nos agresseurs. Nous nous assîmes sur les banquettes le long des hublots : blessés et rapatriés de l’île d’Elbe ou de Bastia, des militaires en uniformes et des civils à l’air important. Une Aphate charmante sous son calot kaki,  lisait dans les lignes de la main et tous riaient. Elle me  promit de nombreux soupirants. L’avion se vida en partie  à l’escale d’Alger puis reprit sa route, effleurant la Méditerranée.

Ce fut sur ses bords que mon père, à la fin de sa vie, mais encore très alerte d’esprit, me posa une question. Je le sentais tourmenté : remords, inquiétude des gens très âgés : il allait avoir cent ans « Tu ne m’en veux pas de t’avoir fait mener une vie dangereuse ? » J’avais rangé, enseveli plutôt dans mes papiers pourtant si ordonnés, une analyse graphologique qui m’avait blessée car je m’étais crue plus forte. « Hypersensibilité fondamentale  favorisée par des chocs affectifs anciens qui vraisemblablement remontent  à l’enfance de la scriptrice et qui ont marqué cette dernière d’une façon indélébile malgré les efforts qu’elle  a toujours tenté pour s’en dégager». Peut- être pas…  car je répondis  à mon père qui cherchait une absolution et en avala sa salive de surprise :

- Non, je ne me suis jamais ennuyée.

 Mais je parlais de cet ennui incarnée dans cette Melancolia de Dürer dont j’ai toujours la reproduction à portée de regard …

 

 



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